Souvenirs de Jean PIVAIN

Souvenirs d’enfance d’un gamin cherbourgeois

 

Jean PIVAIN est né en 1930 à Cherbourg. Il grandit dans la rue Charles Gohel au cœur du quartier du port. Enfant, il se promène régulièrement avec sa mère sur le quai de France, longeant la Gare Maritime Transatlantique inaugurée quelques années plus tôt. Ensemble, ils observent le départ et l’arrivée de prestigieux paquebots.

« Je me rappelle des odeurs de la vapeur des remorqueurs qui envahissaient le quartier quand ils faisaient entrer un paquebot dans la darse.

Devenu ingénieur dans la construction navale (DCN), Jean PIVAIN se passionne toujours pour la Gare Maritime Transatlantique et ses paquebots. La curiosité l’encourage à dénicher et à collectionner cartes postales, photographies et documentation en tout genre sur la gare maritime.

En 1991, il participe, avec une bande de copains, à la création, sous la présidence de Claude COUTANCEAU, de l’Association pour une Cité Navale à Cherbourg. L’association imagine la création d’un musée naval au sein du Hall des Trains de la Gare Maritime Transatlantique, la pièce maîtresse étant le sous-marin nucléaire lanceur d’engins, Le Redoutable. En 1993, la Communauté urbaine de Cherbourg devient maître d’ouvrage du projet. Le concept initial évolue vers la création d’un complexe culturel dédié à l’aventure humaine sous-marine – La Cité de la Mer – ouvert au public en 2002.

Aujourd’hui, Jean PIVAIN continue à faire partager sa passion pour la Gare Maritime Transatlantique en transmettant ses « Souvenirs d’enfance d’un gamin cherbourgeois ».

 

Préambule

Vous avez certainement lu le livre « Les Allumettes suédoises » de Robert SABATIER qui raconte avec délicatesse son enfance sous les traits d’Olivier, ce gamin vivant à Paris, plus précisément à Montmartre où il est né.
Qui de nous n’a pas fredonné la chanson de Mick MICHEYL « Un gamin de Paris, c’est tout un poème, dans aucun pays, il n’y a le même… ».

Ce livre et cette chanson m’ont donné une envie, plus modeste certes, celle de vous raconter une autre histoire, celle d’un gamin… de Cherbourg, de manière à vous rappeler une période aujourd’hui révolue.

 

Cherbourg et sa Gare Maritime Transatlantique

Le gamin dont je vais vous parler ce soir est né en 1930, c’est-à-dire trois ans avant l’inauguration de la Gare Maritime Transatlantique, fleuron de l’Art déco, conçue par René LEVAVASSEUR, un architecte cherbourgeois, et inaugurée en grandes pompes par Monsieur Albert LEBRUN, Président de la République Française, le 30 juillet 1933.

Le père de notre personnage est mécanicien, employé au service du pilotage, c’est un marin de commerce qui a navigué sur les paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique, sur La Touraine notamment, et qui de 1914 à 1918 a accompli son devoir comme poilu au sein du 25e Régiment d’Infanterie de Ligne, souvent en première ligne, sous les ordres du Capitaine RIHOUEY originaire comme lui de la ville de Cherbourg.

Libéré en 1919, il trouve un embarquement sur le Nomadic, un transbordeur de la White Star Line, vous savez celui qui a transbordé, en 1912, les passagers de 1re classe à bord du Titanic.

Il fonde son foyer et achète une maison rue des Sables (qui sera rebaptisée rue Charles Gohel), cette rue qui permet de joindre la rue du Rivage (devenue avenue Aristide Briand) à la rue de la Cayenne (devenue rue Alfred Rossel en hommage au compositeur de la chanson « Sus la mé »).

C’est dans cette maison que naît le héros de notre histoire qui, très jeune, est bercé par les histoires de marin, par la mer, la vie maritime du port de Cherbourg et les escales de transatlantiques aux noms prestigieux que sont, à cette époque, les Mauretania, Majestic, Aquitania parmi les plus connus.

Dans ce quartier du Val de Saire résident beaucoup des acteurs de la vie maritime à Cherbourg, en tout bien tout honneur, les pilotes et les équipages des bateaux-pilotes, de même que le personnel des remorqueurs et des transbordeurs, des employés de la gare maritime ainsi que les douaniers, les dockers et les représentants des compagnies de navigation, sans oublier les marins pêcheurs.
Tout ce petit monde se côtoie dans un univers très particulier qu’est la gare maritime.

Notre gamin grandit, ses premières promenades lui font découvrir les jardins du Casino, havre de verdure et de paix, c’est toute proportion gardée le jardin public du quartier où la population aime à immortaliser par la photographie les fêtes de famille, de la communiante à la mariée.

En se rendant un peu plus loin notre gamin découvre une des promenades favorites des Cherbourgeois, à savoir, la grande jetée. Le terrain vague, où sera construit dans les années 1960 un hôtel « Sofitel », constitue le terrain de jeux des enfants du quartier.

L’enfant, à l’âge auquel la mémoire est en éveil, assiste, du musoir de la grande jetée, à l’agitation de la vie maritime du port de Cherbourg où dans son imagination très fertile, il imagine la rade de Cherbourg comme la scène d’un grand théâtre en plein air où la nouvelle Gare Maritime Transatlantique, avec son beffroi dominant la ville, représente, à ses yeux, la toile de fond. Le décor est posé.

Et pour lui, le spectacle commence quand les remorqueurs s’agitent dans la rade, signe annonciateur d’une future escale ; en effet, apparaissent bientôt derrière le fort du Homet les superstructures d’un paquebot transatlantique d’où sort de ses cheminées la fumée qui se détache dans le ciel.

Pas un instant à perdre, il faut se précipiter au Nord du quai de France, endroit privilégié pour assister à l’arrivée du géant des mers : les remorqueurs tels des abeilles virevoltent autour, pour lui apporter l’aide nécessaire à son accostage et notre gamin est là, bouche bée, n’en croyant pas ses yeux, émerveillé par la beauté du spectacle.

Chaque fois qu’un paquebot arrive, le charme se reproduit dans les yeux de l’enfant. Et après, on reprend le chemin de la maison avec des rêves plein la tête : pensez donc, sa maman lui a dit que le navire venait des Amériques plus précisément de New York de l’autre côté de l’océan Atlantique, que tout cela lui semble inaccessible.

D’ailleurs, il en est de même au départ d’un paquebot, avec en plus lorsque la sirène du navire retentit, l’émotion du départ.
Au retour de la promenade, en arrivant rue Alfred Rossel, un train transatlantique emprunte la voie ferrée direction Paris, pour notre gamin un nouveau spectacle s’offre à lui avec une superbe locomotive, c’est une Pacific 231, mais il ne le sait pas encore, qui tracte le convoi composé de wagons de luxe.

Vous avez déjà vu une locomotive crachant sa fumée, enveloppant l’atmosphère de jets de vapeur à l’odeur si caractéristique, déclenchant son sifflet strident aux mains d’un mécanicien expérimenté ? Et bien pour notre gamin, c’est la première fois qu’un tel spectacle s’offre à lui. Il est impressionné par cette machine qui brille de mille feux, quel souvenir va se graver dans sa mémoire ; de plus, aux fenêtres des wagons, des passagers fraîchement débarqués d’un transatlantique, dont certains découvrent la France pour la première fois, saluent d’un geste amical les passants qui répondent de la même manière.

Cette nuit-là, le marchand de sable passera très tôt et notre gamin partira dans le monde merveilleux du rêve.

1936, c’est, pour lui, la rentrée des classes, il rentre à la grande école avec son sarrau tiré à quatre épingles et ses galoches bien cirées, il va rue de Tourville en empruntant la rue Cachin, dans ce quartier dont les rues portent le nom d’hommes célèbres : Reibbel, La Bretonnière, Vauban ; pas étonnant que plus tard, il s’intéressera passionnément à l’histoire de Cherbourg et à la marine… Mais il commence à apprendre à lire, à écrire et à compter et à répéter inlassablement 2 fois 2 4, 2 fois 3 6, etc.

Et, à la belle saison, après avoir fait ses devoirs et récité ses leçons, c’est le départ pour une promenade vers la Gare Maritime Transatlantique. Aujourd’hui, ce sont les navires de pêche qui gagnent le large toutes voiles dehors, en empruntant le chenal, qui assurent le spectacle et parmi eux passe immanquablement le bateau-pilote : c’est l’occasion de faire un petit coucou à son papa.

C’est également le départ du Balmoral, un steamer anglais avec ses roues à aubes, qui regagne Southampton avec ses touristes venus passer la journée à Cherbourg.
Tous les gamins du quartier sont réunis sur le quai de l’Ancien Arsenal pour le départ du navire ; en effet, les touristes du pont du navire adressent quelques piécettes aux enfants qui saluent leur départ. Et c’est la ruée dans une joyeuse ambiance où, grâce au butin ramassé, tout ce petit monde se précipite à l’épicerie du coin pour acheter avec une pièce de deux sous une boîte de réglisses, ainsi va la vie du quartier.

L’année scolaire se termine et les vacances arrivent, c’est une nouvelle récompense puisque maman a acheté la pelle, le seau et le râteau qui vont permettre d’aller à la plage Napoléon. Justement, parlons-en, sa maman lui a expliqué que cette plage a été fabriquée avec le sable récupéré lors de la construction de la Gare Maritime Transatlantique, et que c’est une plage artificielle. Et sous l’œil bienveillant de l’Empereur commence un après-midi à la plage où chacun de nous a procédé à ses grands travaux éphémères que la marée montante a vite fait de réduire à néant.

Peu importe, demain sera un autre jour et effectivement, ce jour-là, ce sont les hydravions de la base aéronavale de Chantereyne qui partent en mission.


Mis à l’eau avec la grande grue que l’on aperçoit en regardant du côté de l’Arsenal, ils décollent en direction de l’Ile Pelée laissant derrière eux un grand sillage d’écume. Quel spectacle, mes amis, le vrombissement des moteurs est assourdissant.

À la fin de l’après-midi, nous rentrons tranquillement à la maison en suivant le quai de Caligny, mais une autre surprise nous attend, le pont tournant est ouvert pour permettre à un cargo de livrer son charbon quai de l’Entrepôt à l’Union Commerciale Cherbourgeoise qui fabrique, entre autres, les boulets de charbon qui servent à allumer la cuisinière de la maison.

Et la vie se déroule simplement, le dimanche en famille, on assiste à la messe dominicale et après les vêpres, l’après-midi est consacré à la promenade à pied qui varie selon les saisons, soit vers le jardin public, soit grimper au sommet de la montagne du Roule en empruntant les petites rampes d’où l’on découvre un superbe panorama sur la ville, soit découvrir le charme de la vallée de Quincampoix ; les promenades ne manquent pas dans notre ville, parfois on passe même le pont tournant pour se rendre au parc Liais.

Ce matin-là, nous partons passer une semaine chez nos grands-parents maternels qui se sont retirés à Tonneville.

Nouvelle découverte, le tramway où monte notre gamin en direction de Querqueville avec descente au Hameau de la Mer à Hainneville, et le reste à pied jusqu’à Tonneville, mais à cet âge-là, on n’a pas peur des kilomètres à pied avec une chanson entraînante du genre : « un kilomètre à pied, ça use, ça use, un kilomètre à pied, ça use les souliers ! ».

À la campagne, c’est un autre monde pour notre gamin : on va chercher le lait et le beurre à la ferme et non à l’épicerie du coin de la rue, il en profite pour découvrir les animaux et toute cette volaille qui caquète, quel changement par rapport à la ville.

Et demain c’est un grand jour, la grande batterie a lieu dans la ferme dans le village. Ce matin-là, tout le monde se retrouve pour donner un coup de main au fermier : la batteuse est mise en route et dans le bruit et la poussière, les hommes se passent les gerbes de blé de main en main, la machine absorbe la gerbe, et à l’autre extrémité, le blé coule dans les sacs comme une cascade d’or et la paille est transformée en grandes balles. Cette journée se termine par un beau soir d’été par un repas pris en commun, et malgré la fatigue, il se prolonge tard dans la nuit au milieu des rires et des chansons.

Le retour s’effectue dans le sens inverse, bien entendu à pied, le cœur léger.

De retour à la maison après ces vacances à la campagne, son père lui propose de venir faire l’escale d’un paquebot à bord du bateau-pilote ce qu’il accepte avec joie. Certes ce matin-là, il a fallu se lever plus tôt que d’habitude, mais c’est avec une petite appréhension qu’il embarque à bord du bateau-pilote qui se dirige par la passe de l’Ouest vers la bouée CH1, lieu d’atterrage des paquebots, et bientôt dans la brume matinale se détache la silhouette d’un superbe navire tout blanc avec des cheminées jaunes, c’est l’Empress of Britain de la Canadian Pacific : quelle émotion, mes amis, devant cette masse auprès de laquelle vient accoster le bateau-pilote, le temps nécessaire pour que le pilote monte à bord, et c’est le retour en suivant toutes les manœuvres de remorquage et d’accostage avant de regagner le mouillage dans l’avant-port où notre gamin débarque tout heureux de son aventure et pressé d’aller raconter son escale à sa maman.

Les promenades à pied le conduisent de nouveau vers la Gare Maritime Transatlantique où de nouveaux navires viennent faire leur première escale, il s’agit en particulier des Bremen et Europa de la Norddeutscher Lloyd et du Queen Mary de la Cunard Line.

Le temps s’écoule paisiblement entre l’école, la vie de tous les jours, le jeudi au patronage où l’on rencontre d’autres copains, ainsi va la vie.

Le jour de la kermesse de la paroisse Saint Clément, nous avons une promenade en mer à bord d’un transbordeur de la Société Cherbourgeoise de Remorqueurs et de Sauvetage, offerte par Monsieur RACINE son directeur.

À la maison, quand arrive le 14 juillet ou le 11 novembre, son père, qui est par ailleurs porte-drapeau représentant le 25e Régiment d’Infanterie, plante dans la hampe au-dessus de la porte d’entrée le drapeau tricolore et explique à notre gamin le symbole que représentent les trois couleurs.

Nous nous rendons également à la fête de la Saint-Gobain à La Glacerie, bien entendu à pied, et à notre arrivée au village de la Verrerie, maman nous explique qu’autrefois une manufacture de glaces de la maison Saint-Gobain existait à cet endroit et fournissait des glaces au château de Versailles. Les appétits se creusent et nous avons le droit à une délicieuse pâtisserie un « bourdelot », une poire enrobée de pâte et cuite au four, notre retour s’effectue par le hameau Quévillon.

 

Cherbourg pendant la Seconde Guerre Mondiale

Mais des bruits de bottes, annonciateurs de mauvaises nouvelles, ont retenti en Europe. La France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne, les paquebots ne font plus escales : le port est vide, les transbordeurs sont à quai et ne vont pas tarder à disparaître pour rejoindre la flotte auxiliaire, affectés à d’autres tâches.

Les accords passés entre les gouvernements français et anglais prévoient le choix du port de Cherbourg pour le transit vers le front des forces anglaises combattantes.
Les troupes anglaises débarquent à la Gare Maritime Transatlantique et un intense trafic ferroviaire voit le jour. Aux trains de passagers transatlantiques succèdent les trains chargés de matériel de guerre : camions et canons sont disposés sur des wagons plats tandis que les « Tommies » sont transportés dans les wagons à marchandise dont le célèbre 8 chevaux – 40 hommes.

Curieusement, ils sont accueillis avec joie, tous les gamins du quartier ont appris et chantent en chœur le célèbre « Tipperary » que les « Tommies » reprennent avec ferveur, et sont à la fois surpris et enchantés par cet accueil.

Parfois, des troupes débarquent à la Gare Maritime Transatlantique, et se rendent à pied par les avenues Aristide Briand et Carnot à la gare SNCF, mais le clou du spectacle est constitué par les troupes écossaises, musique en tête avec leurs cornemuses, leurs tenues magistrales, la fierté du tambour major et leurs kilts tout à fait inconnus des enfants ébahis.

La ville a distribué à la population des masques à gaz, c’est amusant pour des enfants d’essayer ce drôle de masque, que l’on porte fièrement en bandoulière.

Mais la vie continue, l’école également, on découvre dans les journaux les communiqués de l’Etat-Major qui signale un secteur calme sur l’ensemble du front, c’est rassurant !

Nous sommes dans la drôle de guerre. Toutefois, la presse révèle une histoire étonnante et par l’intermédiaire du magazine Match, le prédécesseur de Paris-Match, raconte la bataille navale du Rio de la Plata.

Depuis le début de la guerre, l’Allemagne a déployé en Atlantique et dans l’océan Pacifique des cuirassés destinés à couler des navires de commerce ennemis de manière à affaiblir le ravitaillement nécessaire à l’effort de guerre et l’Admiral Graf Spee est l’un de ceux-là.
Parti de Wilhelmshafen le 23 août 1939, il a en quatre mois envoyé par le fond 9 navires de commerce. Ces pertes ne laissent pas indifférente l‘Angleterre qui déploie une force stationnaire aux Iles Falkland. L‘Admiral Graf Spee est un cuirassé relativement récent, sa construction remonte à 1934. C’est un redoutable prédateur puissamment armé, il possède 6 canons de 280, 8 canons de 130 et 10 canons de 90, il file à 26 nœuds avec une portée moyenne de 27 km.

La Royal Navy est en embuscade. En effet, l’Exeter, croiseur de 10 000 tonnes armé de 6 canons de 203 et de 4 canons de 102 qui file à 31 nœuds, patrouille en Atlantique Sud, accompagné de deux autres croiseurs très rapides, Ajax et Achilles, qui filent à 32 nœuds et sont armés de 6 canons de 152 mm et de canons de 102 mm.

Le 13 décembre 1939, à 6h17, l’Admiral Graf Spee ayant aperçu l‘Exeter, engage le combat et le touche, en particulier à la 3e salve de ses 280. L’Exeter décroche non sans avoir riposté et avoir réussi quelques tirs au but. Compte tenu de la situation, l’Ajax et l’Achilles qui naviguent à tribord du cuirassé allemand engagent le combat ; le commandant allemand LANGSDORFF, en fin technicien, riposte et touche sérieusement les deux navires. Par contre, le commandant LANGSDORFF est blessé au cours de l’échange.
Et là va survenir un événement inattendu : le commandant du navire allemand HANSLANGSDORFF, est-ce en raison de ses blessures, décide de se réfugier dans le Rio de la Plata et fait escale dans le port de Montevideo, en Uruguay.

Selon les lois internationales, le navire allemand dispose de 48 heures pour se ravitailler, débarquer ses morts (37) et ses blessés (57). Le commandant allemand prend alors une décision surprenante, il décide de saborder son navire à l’entrée du Rio de la Plata. Le commandant du cuirassé allemand se suicidera trois jours plus tard.

Malgré leurs blessures et leurs pertes, les trois navires anglais sortent grandis de ce combat, qui reçoit un très grand retentissement : c’est une victoire anglaise, les médias, comme l’on dirait aujourd’hui, raconte cette victoire avec passion soit dans la presse écrite, soit à la radio nationale. Et nous, les enfants, suivons avec un grand intérêt cette victoire contre l’Allemagne.

L’hiver 1940 est très froid : dans les familles, les femmes tricotent des cache-nez, des gants et des chaussettes en laine pour les soldats du front.

Malgré le calme apparent, tout va aller très vite : dès le mois de mai, les Allemands lancent une grande offensive destinée à envahir la France. Devant la percée fulgurante des troupes motorisées allemandes, c’est la débâcle.

En ce mois de juin 1940, des avions allemands survolent Cherbourg, les Anglais rembarquent précipitamment à la Gare Maritime Transatlantique, abandonnant sur le terre-plein des Mielles tout leur matériel de guerre. De même, les marins français quittent leurs unités, recherchent des vêtements civils pour se confondre dans la population et éviter d’être faits prisonniers par les troupes allemandes.

Devant cette situation, nos parents se concertent et décident de se replier chez les grands parents à Tonneville considérée, à leurs yeux, comme une base de repli.

À peine arrivés de Cherbourg, nous apercevons le lendemain matin une voiture précédée de deux motards qui traversent le bourg à vive allure : ce sont des officiers allemands reconnaissables à leur tenue. Cette fois, ça y est, les Allemands occupent la France.

Nous sommes rentrés à Cherbourg, la vie a repris : chacun vaque à ses occupations sans trop se préoccuper des troupes d’occupation allemandes.

À la maison familiale, le père est hospitalisé, cette situation préoccupe la mère de famille qui doit assurer seule la bonne marche du foyer et se montrer rassurante vis-à-vis de ses enfants.

La rentrée des classes s’est déroulée correctement à l’école de la rue de Tourville, notre gamin a repris sa route habituelle par la rue Cachin. En ce mois d’octobre 1940, l’aviation anglaise réalise des raids aériens, pratiquement tous les jours, mais surtout la nuit. Les sirènes retentissent pour avertir la population d’une alerte imminente et les batteries anti-aériennes allemandes ripostent, la guerre s’installe progressivement à Cherbourg.

Nous sommes le 11 octobre 1940, cette nuit-là, nous sommes réveillés par une violente attaque aérienne et la riposte de la DCA est également soutenue : vers 4h du matin, des explosions violentes sont ressenties dans le quartier, une maison s’effondre rue Charles Gohel, il y a des blessés, les habitants du quartier se réfugient à la manutention militaire rue du Val de Saire, qui est l’abri désigné par la Défense Passive.

Le lendemain, on apprend qu’il s’agit de projectiles de gros calibres qui ont été tirés sur la ville par une escadre anglaise. On dénombre 27 morts et 30 blessés parmi la population civile, plus de 60 maisons sont touchées, en particulier dans le quartier du Val de Saire principalement du côté de l’usine Amiot mais également en pleine ville.

La population a pris conscience que la guerre continue, que la France est occupée et que les Allemands règnent en maîtres.

Dans toutes les familles, on fête très modestement Noël et le jour de l’An et cette nuit-là, nous sommes réveillés en sursaut : les Allemands tirent des coups de feu en l’air pour célébrer la nouvelle année et ne connaissant pas cette coutume, nous en serons quitte pour une belle frayeur.

Notre gamin en cette année 1941 effectue sa première communion, mais à la maison, l’état de santé du papa qui est toujours hospitalisé inquiète la famille.

Les raids aériens de la Royal Air Force se multiplient de jour comme de nuit et la DCA allemande, en particulier celle installée sur le terre-plein des Mielles, riposte avec violence. Il arrive parfois que des avions anglais soient abattus, et les pilotes décédés sont inhumés dans un carré du cimetière où leurs sépultures sont fleuries par la population cherbourgeoise.

Au mois de juillet, un combat aérien au-dessus de la ville oppose des avions allemands à des Anglais qui se délaissent de leurs bombes au-dessus de la plage Napoléon. Il est 14h40, les bombes tombent sur la plage, c’est l’horreur, on dénombre 12 morts et de nombreux blessés dont de nombreux enfants, la population est atterrée.

Les Allemands ont réquisitionné l’école de la rue de Tourville et maintenant, il faut se rendre à l’école rue Emile Zola. Pour s’y rendre, notre gamin passe par le pont tournant, mais quand celui-ci est en panne, volontairement ou non, provoquée par les employés désireux de gêner l’occupant, on passe au moyen d’une barque qui fait la navette de chaque côté du quai, c’est payant pour les adultes mais gratuit pour les enfants.

Arrive l’année 1942, la santé du papa s’est aggravée et il décède quelques mois plus tard, la tristesse et le chagrin envahisse notre gamin : fini les contes, les histoires et les chansons de marin, tout s’écroule pour lui, le voilà orphelin. Heureusement, malgré sa douleur la maman va réagir pour entourer ses enfants avec énormément de tendresse.

Avril 1943, le Préfet de la Manche est invité par la Feldkommandantur de Saint-Lô à procéder à l’évacuation de Cherbourg des habitants qui ne sont pas indispensables au fonctionnement de la ville. La population est évacuée en grande partie vers le département du Loiret ; par contre, le cours complémentaire de la rue Paul Doumer, avec ses professeurs et ses élèves, est évacué à Saint-James dans le Sud de la Manche.

La séparation familiale est difficile pour tous mais surtout pour les plus jeunes, la vie de pensionnat commence, la commune de Saint-James a mis à la disposition des responsables cherbourgeois l’école des garçons, la vieille poste qui sert de réfectoire, des salles de cours dont certaines dans l’hôpital.

La vie s’organise, les cours reprennent et une solidarité s’établit, les professeurs font preuve de paternalisme afin d’aider les enfants à supporter cette pénible séparation. Le jeudi est consacré à de grandes promenades aux alentours de la ville : le bois de la Villette est un terrain de jeux favori, le dimanche est consacré le matin, pour ceux qui désirent y assister, à la messe dominicale.

Dans l’ensemble, la ville est calme, fini les alertes et les ripostes de la DCA, parfois quelques passages d’avions nous font lever les yeux au ciel, les quelques Allemands stationnés dans la ville sont des soldats d’un certain âge désireux de vivre… en paix.

Finalement, les élèves sont assidus au cours et les leçons bien apprises grâce, le soir, aux séances d’études.

Le seul contact avec la famille, c’est la correspondance. C’est toujours une joie que de recevoir une lettre, et, parfois, malgré les difficultés qu’éprouvent la famille, la réception un colis contenant quelques friandises provoque une joie immense.

Pour les gamins que nous sommes, si ce n’est la séparation d’avec notre famille, nous n’avons pas l’impression d’être en guerre, nous saisissons au passage quelques conversations d’adultes où se prononce les noms de PETAIN et parfois de DE GAULLE, mais sans comprendre leur importance ou leurs fonctions.

 

Cherbourg et la libération

La vie s’écoule, le printemps a succédé à l’hiver. La ville de Saint-James est toujours calme. Toutefois cette nuit-là, le dortoir est en effervescence, nous avons été réveillés toute la nuit par des passages incessants d’avions.

Le matin, notre gamin a cours de maths. Notre professeur, Monsieur Manson, prend un air solennel et nous annonce que les Anglais ont débarqué quelque part sur les côtes du Calvados, il n’en sait pas plus et la salle est envahie de cris de joie mais, avec sa bonne humeur habituelle, il nous rappelle que ce matin nous avons composition de maths ! Les leçons de notre professeur d’anglais deviennent d’une importance primordiale.

Tout va aller très vite : plus de correspondances, nous sommes isolés du Nord-Cotentin, et dès la fin de l’année scolaire, devant les risques présentés par un groupe de 150 enfants et adolescents, nous sommes répartis dans les fermes environnantes de l’agglomération : Argouges, Saint Senier de Beuvron, Carnet et La Croix Avranchin en priorité.

Et c’est à Argouges que notre gamin passe des jours heureux avec des braves paysans à la campagne qui l’ont accueilli comme leur propre fils. Les travaux des champs continuent comme si de rien n’était, mais un beau jour, le canon tonne du côté d’Avranches.

Dans les jours suivants, nous voyons apparaître des soldats allemands en débandade, harassés, fuyant à pied, utilisant tous les moyens de locomotion qu’ils ont pu se procurer : bicyclettes, motos, voitures à cheval…

Pendant toute la journée, c’est le même scénario et le lendemain, à notre réveil et à notre grande surprise, nous sommes libérés : les soldats que nous avons pris par ignorance pour des Anglais sont en fait des Américains, et bien qu’ils s’agissent de combattants, la grande différence avec les Allemands, c’est leur grande décontraction, mais également leurs déplacements silencieux grâce à leurs semelles en caoutchouc.

Monsieur DAUGUET va chercher une bouteille de calvados avec un verre, et d’un ton joyeux me dit : « il faut fêter la victoire, va offrir le verre de l’amitié à nos libérateurs », et me voilà avec ma bouteille effectuant le service, faisant le tour des combattants qui se reposent quelques instants, le tout ponctué par des « very good » très appréciés, voilà une libération pour le moins originale.

À peine le temps de souffler et nous partons avec une bande de copains à La Croix Avranchin où passe une colonne de chars de la Division Patton en route vers la libération de la Bretagne : c’est tout simplement à la fois impressionnant et grandiose, quelle impression de puissance représente cette colonne de blindés.

Une semaine plus tard, des cars Schmitt affrétés par la Croix Rouge viennent nous chercher pour nous transporter à Cherbourg. Le retour par des villes meurtries que sont Avranches, Coutances, Lessay, La Haye du Puits et Valognes nous surprend car nous ne nous attendions pas à un tel désastre.

Nous arrivons à Cherbourg, et là c’est le choc ! Notre sentiment est partagé entre désolation et admiration, constate notre gamin après son absence de plus d’un an : la Gare Maritime Transatlantique qui l’a fait tant rêver n’est plus que ruines, le port est rempli de navires, « les Liberty Ships » qui ont remplacé les paquebots, la plage et la place Napoléon sont devenues un immense chantier encombré de marchandises de toute sorte.

Les Américains sont partout dans la ville, des véhicules se déplacent dans tous les sens.

La vie de notre gamin bascule : après la joie des retrouvailles, la joie de retrouver sa maman, il se rend compte de tous les bouleversements qui sont intervenus dans sa vie : il a grandi et à travers toutes les épreuves vécues, c’est un adolescent qui regarde maintenant l’avenir avec confiance, le temps du rêve a fait place à la réalité.