Le 24 décembre 1944, au petit matin, le Léopoldville, un navire de troupes alliées, appareille de Southampton avec à son bord 2 235 soldats des 262e et 264e régiments de la 66e Division d’infanterie de l’armée des États-Unis, connue sous le nom de « Black Panther ».
Sous le commandement de l’officier belge Charles LIMBOR depuis 1942, le Léopoldville effectue sa 24e traversée en tant que transport de troupes entre les côtes anglaises et Cherbourg. Ce sera son dernier voyage…
Des croisières aux transports de troupes
Le 26 septembre 1928, le paquebot Léopoldville est lancé au départ d’Anvers (Belgique). Construit par la Compagnie Maritime Belge d’Anvers aux chantiers navals S.A. John Cockerille à Hoboken dans le New Jersey (États-Unis), le Léopoldville, fleuron de la compagnie maritime, peut accueillir 360 passagers et 237 membres d’équipage. Ce navire de 152,90 mètres de long assure un service mixte de passagers et de fret entre Anvers et les ports du Congo Belge.
En 1936, la Compagnie Maritime Belge d’Anvers effectue des travaux de rénovation sur le Léopoldville.
En mai 1940, la Marine britannique réquisitionne le Léopoldville et le convertit en transport de troupes au départ de Liverpool. Il peut désormais accueillir 2 000 soldats.
L’équipage est composé de 120 Belges, 93 Congolais et d’un contingent britannique de 34 officiers et hommes d’équipage qui s’occupent des canons et surveillent l’embarquement et le débarquement des troupes.
Le Léopoldville effectue dans un premier temps des transports de troupes en Méditerranée. Il est ensuite affecté sur la ligne Southampton-Cherbourg sur laquelle, en décembre 1944, il a déjà transporté 53 217 soldats.
Une tragique nuit de Noël
Une permission de Noël annulée
Le 16 septembre 1944, HITLER donne l’ordre au maréchal VON RUDSTEDT de lancer l’opération Herbstnebel « Brouillard d’automne ». L’objectif de cette contre-attaque à travers les Ardennes est de reprendre les ports d’Anvers et de Dunkerque en passant par la ville de Bastogne (Belgique).
Le 19 décembre 1944, face à l’offensive allemande soudaine, le 8e corps américain du Général MIDDLETON se trouve en grande difficulté.
En permission et réunis dans un camp près de Dorchester dans le sud de l’Angleterre, 4 500 soldats de la 66e Division d’infanterie de l’armée des États-Unis s’apprêtent à fêter Noël. Plusieurs petites festivités sont prévues pour la nuit du 23 décembre. Le 21 décembre 1944, le général EISENHOWER rappelle de toute urgence la 66e division.
Le 23 décembre, les « Black Panther » montent à bord d’un train à Dorchester pour rejoindre le port de Southampton.
Le Léopoldville en route pour Cherbourg
Sur le quai 38, la 66e Division patiente depuis plusieurs heures. Plus tôt dans l’après-midi, 2 000 parachutistes ont embarqué, par erreur, sur le Léopoldville provoquant un retard dans l’embarquement des troupes.
Le Léopoldville doit emmener 2 235 soldats américains à Cherbourg. De là, ils rejoindront les Ardennes.
Le reste de la division embarque, de son côté, à bord du Cheshire, un transport britannique plus récent et en meilleur état que le paquebot belge.
Le 24 décembre à 2h30, les GI’s sont autorisés à monter à bord du Léopoldville. L’embarquement se termine 5h30 plus tard. Aucune couchette n’est attribuée aux soldats. Ils découvrent un navire sale où règnent la promiscuité, la confusion et le désordre.
« Quel sacré bateau ! Je ne pense pas que nous ferons la traversée, nous allons nager ! » – Leo ZARNOSKY, soldat de 1re classe à bord du Léopoldville
À 9h15, le Léopoldville quitte le port de Southampton à destination de Cherbourg.
Le paquebot effectue la traversée de la Manche en compagnie du Cheshire, de 7 grosses barges chargées de matériel tirées par des remorqueurs, d’une escorte de 2 destroyers anglais – le HMS Brilliant, le HMS Anthony – , 1 américain le HMS Hotham et de la frégate française Croix de Lorraine -.
La flotte de sous-marins allemands reste active et la traversée du convoi s’effectue avec prudence.
À bord, les soldats discutent, jouent aux cartes ou écrivent à leur famille. En raison d’une mer agitée, certains d’entre eux sont malades tandis que d’autres préfèrent affronter le froid sur la passerelle plutôt que de rester à l’intérieur d’un navire inconfortable.
L’attaque du U-486
À 5 milles nautiques de distance (9 km), près de Cherbourg, un autre équipage patiente… celui du sous-marin allemand U-486.
Commandé par le lieutenant Gerhard MEYER depuis sa mise en service en mars 1944, l’U-486 se rend, le 26 novembre 1944 dans la Manche pour une nouvelle mission : intercepter les convois naviguant de l’Angleterre vers la France. Ce sous-marin allemand de type VII-C est équipé d’un Schnorchel (tube d’aération permettant à un moteur diesel de fonctionner en immersion périscopique), un dispositif qui lui permet de pénétrer les eaux sous haute protection avec une chance raisonnable de ne pas être détecté.
À 17h45, le commandant MEYER aperçoit, grâce à son périscope, 2 gros navires et 2 escorteurs ainsi que plusieurs petits bâtiments.
Vers 18h, alors que le Léopoldville est à quelques encablures du port de Cherbourg, l’U-486, en embuscade près de la passe de l’Ouest, lance 2 torpilles. L’une d’entre elles transperce la cale n°4 où se trouvent 355 soldats répartis dans les compartiments G4 et F4. Près de 300 hommes meurent sur le coup.
« J’ai été réveillé par un bruit assourdissant, si important, qu’il est difficile de trouver les mots pour décrire pleinement à quel point il était impressionnant. » – Walter BLUNT, soldat de 1re classe à bord du Léopoldville.
Le Cheshire, en tête de convoi, force l’allure pour se réfugier dans la rade de Cherbourg.
Tristes erreurs et malchance
- La traque du sous-marin
Immédiatement le commandant du convoi et du HMS Brilliant, John PRINGLE ordonne aux navires d’escorte de traquer le sous-marin.
- Un navire qui gîte rapidement
Vers 18h15, alors que l’eau pénètre rapidement dans la brèche laissée par la torpille, un aiguilleur du Léopoldville signale à l’aide d’une torche au commandant PRINGLE, que le Léopoldville sombre lentement par l’arrière.
Craignant que le transport de troupes soit frappé par une mine, le commandant PRINGLE ordonne au commandant LIMBOR de jeter l’ancre.
- Un commandant absent, des GI’s abandonnés
Les soldats hagards, rejoignent peu à peu la passerelle du Léopoldville. Sur le navire, la confusion règne. Le commandant LIMBOR ne prend pas immédiatement la mesure de la tragédie qui se noue. Il ne donne aucune directive à son équipage et ne semble pas avoir envoyé de signal de détresse. Il ordonne soudainement d’abandonner le navire.
En raison de la barrière de la langue (une partie de l’équipage ne parle pas anglais), les soldats ne comprennent pas ce qu’ils doivent faire.
Deux canots de sauvetage sont mis à l’eau par les membres d’équipage belges et congolais dans lesquels ils s’installent immédiatement. De nombreux canots ne sont pas affalés. Peu de soldats auront la chance de trouver une place à bord de l’un d’entre eux. De plus, ils n’ont reçu aucune formation, de la part de l’équipage, sur la bonne utilisation des gilets de sauvetage ou sur la mise à l’eau des canots.
- Des appels de détresse reçus tardivement, des secours qui tardent
Le commandant PRINGLE envoie d’abord un signal de détresse à Portsmouth qui le retransmet 30 minutes plus tard à Cherbourg. À seulement 5 milles nautiques de la côte (9 km), les remorqueurs auraient pu ramener rapidement le navire avant qu’il ne prenne trop l’eau.
Le HMS Brilliant retourne rapidement près du Léopoldville. Cependant, à cause des 2 canots de sauvetage en mer, le commandant PRINGLE est contraint de contourner le navire. Cette manœuvre prend plus de 15 minutes.
Vers 19h, le Léopoldville gîte rapidement et les navires de secours en provenance de Cherbourg – les vedettes de l’US Navy, le remorqueur américain ATR 3, et le contre-torpilleur des Forces Françaises Libres Le Basque – se lancent au secours des hommes du Léopoldville.
Vers 19h10, le capitaine CLECH du remorqueur français Abeille 21 effectue un remorquage dans la grande rade du Cherbourg lorsqu’une vedette américaine l’avertit qu’un navire est en difficulté. L’Abeille 21 se rend immédiatement sur le lieu du naufrage et tente d’accoster le Léopoldville.
- Des hommes à l’agonie
Lorsqu’il ne fait aucun doute que le Léopoldville va sombrer, les soldats commencent à se jeter à l’eau. L’eau est à 8 degrés et la houle est importante. Certains meurent écrasés contre les bateaux de secours, tandis que d’autres se noient ou meurent de froid.
« Les soldats américains s’étaient jetés à l’eau avec leur sac qu’ils venaient de mettre au dos à l’approche de Cherbourg. Ils poussaient des cris. » – Yves URIAN, maître d’équipage du remorqueur Cherbourgeois 4.
Parmi les soldats saufs, nombreux sont blessés.
« À bord du navire et du destroyer, certains d’entre nous aidaient les blessés graves ainsi que les blessés en état de marcher. J’ai aidé autant que possible… Il y avait tellement de personnes dans la cale en-dessous. » – Bill CLINE, sergent à bord du Léopoldville.
- Un navire qui sombre, la 66e Division décimée
À 20h, un remorqueur américain, un « army tug », donne l’ordre au capitaine CLECH de l’Abeille 21 de remorquer le navire. Cependant, le Léopoldville gîte rapidement et s’enfonce par l’arrière. Le remorqueur français Cherbourgeois 4 arrive sur les lieux après avoir remorqué un Liberty Ship au niveau l’Arsenal de Cherbourg.
À 20h30, le Léopoldville sombre devant la grande rade de Cherbourg avec à son bord le commandant LIMBOR.
Le sauvetage des survivants est difficile. L’eau est glacée et la houle est importante. Les mains des soldats épuisés sont glissantes en raison du mazout qui macule la mer.
Le HMS Brilliant parvient à rejoindre le port de Cherbourg avec 700 rescapés. La frégate Croix de Lorraine et Le Basque débarquent environ 200 personnes, tandis que le Cherbourgeois 4 et l’Abeille 21 récupèrent 115 naufragés. Arrivé sur zone, le capitaine CHOQUET du remorqueur français Abeille 5 ne trouve aucun survivant.
« Nous avons fouillé la mer jusqu’à ce que nous ne voyions plus de soldats à sauver et nous sommes rentrés vers 23h au bord de la gare maritime pour y débarquer les rescapés. » – Capitaine CLECH de l’Abeille 21.
Les rescapés sont débarqués vers l’Arsenal et la Gare Maritime Transatlantique. Sur le Quai de France, des feux sont allumés, des couvertures et des boissons chaudes sont préparées.
- Les ambulances emportent les blessés
Tandis que les morts sont chargés dans des camions et déposés à la timonerie de l’Arsenal, les noyés – à qui l’on doit pratiquer la respiration artificielle – sont transportés à l’Hôpital Maritime de Cherbourg où est installé le 280th Station Hospital américain.
Averti à 18h30 du drame qui se noue au large de Cherbourg, le personnel est réquisitionné pour accueillir et soigner les blessés. Entre 20h et 01h du matin, 564 victimes sont admises.
Ainsi, le naufragé George BIGELOW est installé sur une civière et est transporté en ambulance. Après avoir perdu connaissance, il se réveille dans un lit d’hôpital à Cherbourg. Une infirmière lui brosse les cheveux et lui demande de se reposer.
Les soldats sains et saufs sont quant à eux transportés dans des cantonnements disponibles à Cherbourg ainsi que dans le réfectoire et la salle des fêtes de l’Hôtel Atlantique.
En cette veille de Noël 1944, 763 soldats américains périssent. Il s’agit de la plus importante catastrophe maritime jamais survenue aux abords de Cherbourg. 493 corps n’ont jamais été retrouvés. Quelques soldats ont été inhumés en France dans le Cimetière américain de Colleville-sur-Mer (Calvados). 17 membres d’équipage ont également disparu dans le naufrage.
Enquête britannique et recherches françaises
Lors de la commission d’enquête britannique qui doit permettre de déterminer les raisons du naufrage, l’attitude passive du commandant LIMBOR ainsi que l’abandon du navire par l’équipage belge et congolais sont largement condamnés.
La commission d’enquête britannique reproche également au commandant PRINGLE d’avoir envoyé les navires d’escorte traquer le sous-marin au lieu de porter secours immédiatement aux soldats et d’avoir ordonné l’ancrage du Léopoldville qui empêcha tout remorquage.
Toutefois, les recherches menées en France, en 1949, par Raymond LEFÈVRE, membre honoraire de la Société Académique de Cherbourg attestent que le capitaine belge lança immédiatement un S.O.S, capté par Harbor Entrance Control Post (H.E.C.P.), la tour de contrôle du Homet et retransmis à l’officier de service à la Direction des Opérations, qui se tenait dans un immeuble de la place Napoléon à Cherbourg au n°24.
Une épave au large de Cherbourg
Aujourd’hui, l’épave du Léopoldville repose à 5 milles nautiques (9 km) au Nord de Cherbourg par 56 mètres de fond.
Le parfait état de conservation de l’épave fait du Léopoldville un magnifique site de plongée. Considéré par les anciens combattants américains comme « un cimetière sous-marin », le Ministère de la culture français a pris, le 8 mars 2001, un arrêté classant l’épave du Léopoldville « bien culturel maritime » pour assurer sa sauvegarde.
Depuis le 31 juillet 2001, un arrêté de la Préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord contraint également les plongeurs à demander une autorisation avant toute plongée sur le site afin d’une part, de le sauvegarder d’éventuels pillages et d’autre part, de protéger les plongeurs des dangers liés à cette épave (état du navire, profondeur, position géographique, courants…).
Du 12 juillet au 22 août 2013, une expédition d’envergure baptisée D-Day est menée en baie de Seine.
L’expédition D-Day, dirigée par Sylvain PASCAUD en partenariat avec l’US Navy, le DRASSM (Département des Recherches Archéologiques Subaquatiques et Sous-Marines) et l’Institut océanographique américain Woods Hole (WHOI), avait pour objectif de cartographier l’ensemble des épaves du Débarquement (bateaux, tanks, jeeps…) de la baie de Seine, afin d’en faire une représentation 3D très précise.
Le 15 août 2013, l’équipe de l’Opération D-Day plonge sur l’épave du Léopoldville, accompagnée du vétéran George BIGELOW. Couchée sur bâbord, l’épave se présente entière aux yeux des plongeurs. Le mur de coque tribord est atteint à –38 mètres et le château à –40 mètres. La fracture de la coque au tiers arrière-tribord due à la torpille du sous-marin est visible.