Le 11 juin 1864, afin de réparer et de caréner son navire, le commandant SEMMES décide de mettre le cap sur Cherbourg. Le navire est autorisé à mouiller dans la rade et SEMMES demande à débarquer une quarantaine de prisonniers.
Le commandant SEMMES transmet à terre une lettre à la préfecture maritime :
« Amiral,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que ce bâtiment est arrivé au port avec des avaries… Je sollicite avec respect la permission de séjourner ici, et l’autorisation d’entrer au bassin et d’user de tous les moyens dont vous disposez et qu’il est d’usage d’accorder… »
En attendant une réponse du ministère de la Marine et des colonies, le Vice-amiral DUPOUY lui accorde la permission de se réapprovisionner en charbon et l’autorisation de libérer expressément les prisonniers. L’Alabama continue à bénéficier également des droits d’exterritorialité (immunité exemptant les agents diplomatiques de la juridiction de l’État où ils se trouvent).
Cependant, lorsqu’il apprend la présence de l’Alabama à Cherbourg, Édouard LIAIS, consul des États-Unis en poste à Cherbourg, s’empresse de télégraphier l’information à son ambassade située à Paris, laquelle avertit aussitôt le Kearsarge, qui sillonne la Manche depuis plusieurs jours.
Vieil ennemi du CSS Alabama, l’USS Kearsarge est depuis longtemps à la poursuite du croiseur confédéré. Le 14 juin 1864, le Kearsarge fait son entrée dans la grande rade de Cherbourg.
« Mardi 14 juin – Grande émotion à bord. Le Kearsarge a fait son apparition à l’entrée Est de la jetée, vers 11h du matin. J’envoyai immédiatement à terre l’ordre de charger le charbon (100 tonnes), puis je fis abattre les vergues du mât d’artimon ainsi que les vergues de perroquet, et je me préparais au combat… » – Extrait du journal de bord du commandant SEMMES
Le commandant SEMMES donne immédiatement l’ordre de se préparer au combat, mais le Kearsarge se contente de signaler sa présence, traversant la rade d’Est en Ouest. Le défi est lancé. L’Alabama est coincé à Cherbourg.
Afin d’éviter un combat naval devant la rade, les autorités françaises intiment l’ordre au Kearsarge d’attendre l’Alabama hors des eaux territoriales.
Durant les quelques jours de répit précédant le combat, SEMMES achève le ravitaillement en charbon et procède aux réparations les plus urgentes tandis que John A. WINSLOW, commandant du Kearsarge, renforce la protection de sa coque par des caissons de bois remplis de chaînes.
Les deux hommes se connaissent déjà puisqu’ils ont servi ensemble sur le même navire quelques années auparavant durant la guerre qui a opposé les États-Unis au Mexique.
Le Kearsarge et l’Alabama sont de force sensiblement égale : mieux armé, le Nordiste est cependant moins maniable que le Sudiste. SEMMES écrit : « la lutte sera […] acharnée et opiniâtre ». Les deux hommes s’engagent officiellement à se battre avec loyauté.
Le week-end des 18 et 19 juin 1864 coïncide avec l’arrivée du premier train des Plaisirs de l’année et l’inauguration du nouveau casino de Cherbourg.
Cela explique la présence de Parisiens venus goûter les joies des bains de mer, de personnalités françaises et anglaises invitées à cette occasion. Le dimanche 19 juin, au matin, ce sont donc des milliers de spectateurs qui se massent sur les hauteurs dominant la ville pour assister au combat entre les deux navires.
Le 19 juin, à 10h, l’Alabama sort du port de Cherbourg, escorté par la frégate cuirassée française La Couronne. Le mauvais temps des derniers jours a fait place à une douce brise. Un yacht à vapeur anglais, le Deerhound, avec à son bord une famille entière, suit à une distance respectueuse l’Alabama. Il va être le témoin le plus rapproché du combat.
Arrivé à la limite fixée par les lois de la neutralité, l’Alabama se sépare de son escorte. Le capitaine SEMMES harangue son équipage :
« On peut dire sans exagération que vous avez détruit, […] la moitié des bâtiments de commerce de l’ennemi […] Le nom de votre navire est devenu célèbre parmi tous les peuples civilisés. Ce nom sera-t-il terni par une défaite ? C’est impossible ! […] N’oubliez pas qu’en ce moment l’Europe entière vous contemple. Le drapeau qui flotte au-dessus de vos têtes est celui d’une jeune République. Il défie celui de son ennemi, en tous lieux, et toutes les fois qu’il le rencontre. Montrez au monde que vous savez le défendre. » – Extrait du journal de bord du commandant SEMMES
Une inégalité d’armement entre les deux navires semble jouer en la faveur du Kearsarge. De plus, l’Alabama n’a été que partiellement réparé durant les quelques jours passés à Cherbourg.
Armement de l’Alabama
- 1 canon à pivot Blakely de 7 pouces tirant des obus de 100 livres.
- 6 canons classiques de 6 pouces tirant des boulets de 32 livres.
- 1 canon à pivot de 8 pouces à âme lisse tirant des boulets de 68 livres. Coque en bois.
- 120 hommes
Armement du Kearsarge
- 2 canons Dahlgren de 11 pouces (très puissants)
- 4 canons de 6 pouces tirant des boulets de 32 livres.
- 1 canon tirant des boulets de 30 livres.
- Coque cuirassée
- 162 hommes
Il faut ¾ d’heure à l’Alabama pour se mettre à portée du Kearsarge. L’objectif du commandant SEMMES est de se rapprocher le plus possible du Kearsarge afin d’utiliser son canon Blakely. Mais le Kearsarge, plus rapide, choisit sa distance et s’y maintient. SEMMES souhaite tenter un abordage, si l’issue du combat lui semble mauvaise.
Au contraire, le commandant WINSLOW désire se battre à « la nouvelle mode » : tenir l’Alabama à distance et combattre avec son artillerie, de façon à éviter tout abordage.
L’Alabama ouvre le feu en premier mais manque sa cible. Le Kearsarge attend que la distance avec son adversaire décroisse, puis envoie sa première bordée. Le commandant SEMMES s’aperçoit rapidement que les projectiles rebondissent sur la coque cuirassée de l’ennemi.
Le commandant WINSLOW reconnaitra à l’issue du combat que son navire a été touché 28 fois, tant par des boulets que par des bombes. La coque simple, en bois, de l’Alabama est quant à elle rapidement percée. Son canon à pivot est également touché par une bombe, provoquant la mort de nombreux marins.
Pendant plus d’une heure, les deux bateaux s’affrontent. Le combat tourne rapidement à l’avantage du Kearsarge. Bientôt, SEMMES est informé par le chef mécanicien que l’Alabama coule.
Le commandant SEMMES ordonne de baisser le pavillon. Il fait mettre un petit canot à la mer avec à son bord le premier maître de l’Alabama, M.FULLOM chargé de demander au Kearsarge d’envoyer du secours.
Le commandant SEMMES et quelques membres d’équipage s’installent dans une baleinière tandis que d’autres se dirigent à la nage vers la terre. Le propriétaire du Deerhound, M.LANCASTER recueille par la suite, sur son navire, les hommes de la baleinière ainsi que quelques hommes en mer épuisés.
« Heureusement le yacht à vapeur Deerhound, appartenant à un gentleman du Lancashire, M.John Lancaster, qui était personnellement à bord, s’avança au milieu des hommes de mon équipage qui se noyaient, et recueillit à bord un grand nombre d’officiers et d’hommes ; je fus assez heureux moi-même pour me sauver à l’abri du pavillon neutre, ainsi que les quarante autres… » – Extrait du rapport officiel du capitaine SEMMES adressé à M.MASON, agent des États confédérés à Londres.
Après avoir embarqué une quarantaine d’hommes, le Deerhound fait immédiatement cap vers l’Angleterre.
Deux bateaux pilotes français, le Deux sœurs commandé par Antoine MAUGER et le Lutin commandé par Constant GOSSELIN ainsi que le Kearsarge récupérèrent des survivants bien que l’on puisse lire dans le journal de bord de SEMMES que : « les marins qui furent hissés dans les canots (des nordistes) […] lorsqu’ils reconnurent où ils étaient, sautèrent par-dessus bord ! »
Mme Octave FEUILLET, qui assistait en mer au combat, raconte, de manière très imagée, dans son livre intitulé « Quelques années de ma vie » :
« […] Nous aperçûmes une espèce de radeau surmonté d’une tête humaine. Il s’avançait vers nous au milieu des débris du navire que la mer charriait. Nous reconnûmes bientôt que ce radeau était une cage à poules sur laquelle un homme ou plutôt un morceau d’homme était attaché : les deux jambes manquaient à ce cadavre qui vivait encore. C’était horrible à voir. On s’empara du misérable et on l’étendit dans l’une des barques, mais il n’y fut pas plutôt descendu que, poussant un cri profond, il rendit l’âme. […] Une heure après, nous remontions les escaliers du quai avec le capitaine du Kearsarge qui entrait triomphalement dans la ville, les pistolets à la ceinture et le visage noirci de poudre. »
Selon le rapport officiel du commandant SEMMES rédigé le 21 juin 1864 et adressé à M.MASON, agent des états confédérés à Londres, l’Alabama comptait 5 tués et 21 blessés. Après enquête, il s’avéra que les pertes de l’Alabama s’élevaient à 19 noyés et 7 hommes tués au combat6. Cependant des recherches contemporaines menées par les associations américaines et françaises CSS Alabama montrent que 29 hommes de l’Alabama sont morts au combat à Cherbourg.
Deux membres de l’équipage de l’Alabama sont enterrés au cimetière de Cherbourg.
Un obélisque a été érigé par les officiers et l’équipage du Kearsarge à la mémoire de l’unique marin mort lors du combat.
L’Alabama a coulé très rapidement à environ 7 milles nautiques (13 km) de la côte française, hors des eaux territoriales, alors limitées à 3 milles (5,5 km), mais bien à l’intérieur des 12 milles (22 km) en vigueur aujourd’hui.
Cette bataille fait la une des journaux anglais et français.
Édouard MANET, dont on ne sait s’il a assisté au combat, a par ailleurs retranscrit l’évènement dans une de ses œuvres « Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama » qui fut présentée au Salon Officiel de peinture et de sculpture de 1872. Cette œuvre de MANET est la première, peinte d’après un évènement contemporain, où il fusionne le reportage et la peinture d’histoire.