Le 19 juin 1864, au large de Cherbourg, débute le combat naval entre le nordiste USS Kearsarge et le sudiste CSS Alabama… Histoire méconnue d’un épisode de la guerre de Sécession…

Après l’élection en 1860 d’Abraham Lincoln à la présidence des États-Unis d’Amérique, 11 États du Sud quittent l’Union pour former une Confédération autonome. Une longue guerre débute alors entre les fédéraux ou nordistes, partisans de l’abolition de l’esclavage, et les confédérés ou sudistes.

Le 14 mai 1862, les sudistes lancent, en Angleterre, la construction de l’Alabama… Deux ans plus tard, le navire met le cap sur Cherbourg…

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Le président des États-Unis Abraham LINCOLN en 1860 © Library of Congress

Contexte historique

Après l’élection le 6 novembre 1860 d’Abraham LINCOLN, anti-esclavagiste, à la présidence des États-Unis d’Amérique, 11 États du Sud quittent l’Union pour former une Confédération autonome. Une longue guerre débute alors entre les fédéraux ou nordistes, partisans de l’abolition de l’esclavage, et les confédérés ou sudistes.

Les 2 camps se rendent rapidement compte que la maîtrise des mers s’avère cruciale pour obtenir la victoire. En effet, c’est par mer que sont exportées les richesses du Nord et du Sud et importées les vivres et les armes supplémentaires.

Au début du conflit, le Nord possède 2 atouts :

  • sa flotte de guerre et sa marine marchande lui sont restées fidèles,
  • sa frontière avec le Canada, pays neutre, avec lequel il peut commercer.

Afin de compenser son retard, le Sud encourage le financement privé de bateaux corsaires tels le Savannah (1er navire transatlantique disposant d’un moteur à vapeur). En 2 mois, une soixantaine de navires ennemis sont détruits. Mais devant le renforcement du blocus nordiste, le Sud change de tactique et passe commande à l’étranger de croiseurs armés et rapides. Un problème se pose cependant : les grandes puissances européennes adoptent une attitude de neutralité vis-à-vis du conflit.

La neutralité des pays européens durant la guerre de Sécession

Le 16 avril 1851, la France, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Sardaigne, la Prusse et la Turquie signent le traité dit de la Déclaration de Paris. Les 4 principaux articles se résument ainsi :

  • Abolition de la guerre de course ;
  • Les biens d’un belligérant* qui se trouvent à bord d’un navire neutre et qui ne peuvent pas être assimilés à de la « contrebande de guerre » (armes, munitions, etc.) ne peuvent pas être saisis par l’adversaire de ce belligérant ;
  • Les biens d’un pays neutre ne peuvent pas être saisis à bord d’un navire belligérant s’ils ne sont pas répertoriés comme « contrebande de guerre » ;
  • Pour être reconnu, le blocus d’un port doit être effectif, c’est-à-dire que les vaisseaux bloquant ce port doivent concrètement en interdire l’accès.

En 1856, le président des États-Unis (de 1853 à 1857), Franklin PIERCE, refuse de souscrire à la Déclaration de Paris qui lui interdit de délivrer des lettres de marque. Les lettres de marques permettaient aux États, qui souhaitaient compenser l’infériorité numérique de leur Marine de guerre, de missionner des corsaires afin qu’ils attaquent les navires ennemis.

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Le président de la Confédération sudiste, Jefferson DAVIS © Library of Congress

En 1861, le président de la Confédération sudiste, Jefferson DAVIS, autorise la délivrance de lettres de marque. Le jour même, le secrétaire d’État fédéral, William H. SEWARD demande à ses diplomates de reprendre les négociations afin d’adhérer à la Déclaration de Paris. Son objectif : mettre hors-la-loi les corsaires confédérés. Mais le 14 mai 1861, le Royaume-Uni proclame sa neutralité concédant au Sud le statut de belligérant.

10 juin, à leur tour, la France suivie par les Pays-Bas, l’Espagne et le Brésil proclament leur neutralité.

À la même période, Abraham LINCOLN décrète le blocus des côtes sudistes nécessitant dès lors une prise de position des puissances étrangères vis-à-vis des belligérants (protection de leurs ressortissants et de leurs biens). L’adhésion des États-Unis à la Déclaration de Paris ne peut donc plus engager la Confédération sudiste. En effet, son statut de belligérant la distingue désormais du Nord dans ses relations avec les principales puissances européennes.

Afin de gérer les droits des belligérants sur les sols neutres, la France et le Royaume-Uni se réfèrent à leurs législations nationales (le Foreign Enlistment Act britannique de 1819 et des lois françaises analogues révisées en 1852). En résumé, les règles sont les suivantes :

  1. Les sujets britanniques et français ne peuvent ni bâtir des unités de guerre ni les armer ;
  2. Ils ne peuvent ni s’enrôler dans les équipages ni contribuer à l’amélioration ou à la réparation de leur armement. Ils ne peuvent qu’effectuer des réparations sommaires ;
  3. Ils ne peuvent vendre du charbon aux belligérants qu’une seule fois par trimestre et seulement la quantité qui leur est nécessaire pour regagner leur port d’attache. Sur ce point, la France n’intervient pas ;
  4. La France et la Grande-Bretagne exigent que les vaisseaux des belligérants ne stationnent pas plus de 24 heures dans un de leurs ports, sauf en cas d’avarie grave ;
  5. Les belligérants ne peuvent pas se servir du sol neutre comme base navale pour se livrer à des actions hostiles contre leurs adversaires ;
  6. Aucun gouvernement neutre ne peut empêcher ses sujets d’entretenir des relations commerciales avec les belligérants (y compris fournitures militaires). Si c’est le cas, ces transactions se font aux risques et périls des sujets engagés.
Port de Charleston en Caroline du Sud en 1860 © Library of Congress (3)
Port de Charleston en Caroline du Sud en 1860 © Library of Congress

Fraser & Trenholm, une institution anglo-sudiste

Le gouvernement confédéré sait que sa subsistance dépend de sa faculté à importer massivement tout ce qui fait défaut dans le Sud.

En avril 1861, un comité d’affaires de Charleston (Caroline du Sud, États-Unis) présidé par George TRENHOLM de la compagnie Fraser & Trenholm(Liverpool, Angleterre) propose à la compagnie Laird Brothers(constructeur naval à Birkenhead, Angleterre) de créer une ligne maritime entre le port de Liverpool et le port de Charleston. La Caroline du Sud est le 1er État à proclamer sa sécession.

La compagnie Fraser & Trenholm est la branche européenne de la compagnie d’import-export dirigée par George TRENHOLM, homme d’affaire pro-sudiste, président de la banque et de la Chambre de Commerce de Charleston. TRENHOLM possède un patrimoine mobilier et immobilier puissant et diversifié dont une flotte marchande, des plantations et des esclaves produisant une partie du coton envoyé en Europe.

D’après le consul américain à Liverpool, Thomas DUDLEY, la flotte de Fraser & Trenholm aurait importé pour plus de 4,5 millions de dollars de coton au Royaume-Uni. C’est avec ces fonds que les agents sudistes font l’acquisition des tonnes d’équipement pour leurs armées. C’est également avec la complicité de Fraser & Trenholm que le Sud finance la quasi-totalité de ses navires de guerre dont le futur CSS Alabama.

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Croquis du côté droit du n°290 © Université de l'ALABAMA

La construction du CSS Alabama

Commandant de la Marine confédérée, James D. BULLOCH est chargé de l’achat et de la construction de navires en Europe. Avant d’entreprendre ses premières investigations dans les ports anglais, il prend conseil auprès de F.S. HULL, un membre du barreau de Liverpool. Il souhaite en effet contourner le Foreign Enlistment Act et apprendre à rédiger des contrats sans citer la Confédération.

En effet, BULLOCH doit contourner 2 lois britanniques :

  • interdiction de fournir à une armée étrangère des armes ou du matériel de guerre (incluant les navires de guerre) ;
  • interdiction d’enrôler des sujets britanniques pour une cause étrangère.

L’avocat anglais lui certifie que, théoriquement, il peut construire n’importe quel bateau au Royaume-Uni, quel que soit son usage ultérieur, pour autant qu’il ne soit pas armé. Le 1er août 1861 James D. BULLOCH est autorisé à construire un navire de commerce, numéroté 290.

Le 14 mai 1862, il lance la construction de l’Enrica. Ce navire sera bientôt rebaptisé Alabama

La fuite de l’Alabama

Dès le mois de mars 1862, le consul américain Thomas DUDLEY est averti par son informateur, Mathew MAGUIRE, de la construction d’un navire dont on ne sait ni à qui il appartient ni à qui il est destiné.

Le 21 juillet suivant, DUDLEY dépose une plainte contre l’Enrica pour infraction au Foreign Enlistment Act. Il soupçonne, en effet, ce bateau de ne pas être un navire marchand. Craignant un départ imminent de l’Enrica, il charge la corvette U.S.S. Tuscarora de patrouiller le long des côtes anglaises et irlandaises, pour l’intercepter.

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L’Alabama en mer © Université de l'ALABAMA

Afin de lever ces soupçons, BULLOCH décide de recruter un commandant et un équipage britannique. Officiellement, le commandant Matthew J. BUTCHER, doit mener le bateau aux Antilles, où il recevra son capitaine, son équipage et son nom définitifs. Le 29 juillet 1862, après une inspection douanière, le navire est autorisé à partir. Destination : Baía da Praia da Vitória (Baie de la plage de la Victoire), sur l’île de Terceira dans les Açores. L’Agrippina, un navire de ravitaillement acquis par BULLOCH l’accompagne. Il est rempli de charbon, d’armes, de munitions, d’uniformes et de provisions.

Le 8 août, le Bahama fait escale à Liverpool avec à son bord le commandant confédéré Raphaël SEMMES. Le 20 août, le Bahama arrive à Baía da Praia da Vitória avec un équipage britannique, le commandant SEMMES et des officiers confédérés.

© Merseyside Maritime Museum Liverpool
Le commandant Raphaël SEMMES © Merseyside Maritime Museum Liverpool

L’Alabama, un corsaire redoutable

Le 24 août, le commandant confédéré Raphaël SEMMES, qui a connu un grand succès contre des navires marchands à bord du C.S.S. Sumter, prend le commandement du navire et le nomme Alabama. Après avoir réuni les équipages des 3 bateaux, il leur explique la situation : l’Alabama est un navire confédéré qui doit couler la flotte marchande de l’Union. Si les hommes restent, ils auront une double paye et des rations abondantes à condition de suivre une discipline militaire stricte. La quasi-totalité des hommes décident de rester.

En 22 mois, l’Alabama capture et détruit 65 navires marchands sous pavillon de l’Union fédérale3 et coule un vaisseau de guerre l’USS (Union State Ship) Hatteras. Ces destructions provoquent l’inquiétude de l’opinion publique nordiste : les primes d’assurances sur les bateaux nordistes et leur cargaison montent en flèche ; la concurrence britannique vient supplanter dangereusement la marine marchande nordiste. Malgré la mise en place de primes pour la capture (500 000 $) ou la destruction (300 000 $) de l’Alabama, celui-ci continue de semer la terreur.

Cherbourg, vue prise du Fort du Roule © BM Prévert_Coriallo
Le port de Cherbourg, vue prise du Fort du Roule, 1860 © BM Prévert_Coriallo

L’Alabama à Cherbourg

Le 11 juin 1864, afin de réparer et de caréner son navire, le commandant SEMMES décide de mettre le cap sur Cherbourg. Le navire est autorisé à mouiller dans la rade et SEMMES demande à débarquer une quarantaine de prisonniers.

Le commandant SEMMES transmet à terre une lettre à la préfecture maritime :

« Amiral, J’ai l’honneur de vous faire savoir que ce bâtiment est arrivé au port avec des avaries… Je sollicite avec respect la permission de séjourner ici, et l’autorisation d’entrer au bassin et d’user de tous les moyens dont vous disposez et qu’il est d’usage d’accorder… »

En attendant une réponse du ministère de la Marine et des colonies, le Vice-amiral DUPOUY lui accorde la permission de se réapprovisionner en charbon et l’autorisation de libérer expressément les prisonniers. L’Alabama continue à bénéficier également des droits d’exterritorialité (immunité exemptant les agents diplomatiques de la juridiction de l’État où ils se trouvent).

Cependant, lorsqu’il apprend la présence de l’Alabama à Cherbourg, Édouard LIAIS, consul des États-Unis en poste à Cherbourg, s’empresse de télégraphier l’information à son ambassade située à Paris, laquelle avertit aussitôt le Kearsarge, qui sillonne la Manche depuis plusieurs jours. Vieil ennemi du CSS Alabama, l’USS Kearsarge est depuis longtemps à la poursuite du croiseur confédéré. Le 14 juin 1864, le Kearsarge fait son entrée dans la grande rade de Cherbourg.

« Mardi 14 juin – Grande émotion à bord. Le Kearsarge a fait son apparition à l’entrée Est de la jetée, vers 11h du matin. J’envoyai immédiatement à terre l’ordre de charger le charbon (100 tonnes), puis je fis abattre les vergues du mât d’artimon ainsi que les vergues de perroquet, et je me préparais au combat… » – Extrait du journal de bord du commandant SEMMES

Le commandant SEMMES donne immédiatement l’ordre de se préparer au combat, mais le Kearsarge se contente de signaler sa présence, traversant la rade d’Est en Ouest. Le défi est lancé. L’Alabama est coincé à Cherbourg.

Afin d’éviter un combat naval devant la rade, les autorités françaises intiment l’ordre au Kearsarge d’attendre l’Alabama hors des eaux territoriales.

Durant les quelques jours de répit précédant le combat, SEMMES achève le ravitaillement en charbon et procède aux réparations les plus urgentes tandis que John A. WINSLOW, commandant du Kearsarge, renforce la protection de sa coque par des caissons de bois remplis de chaînes.

Les deux hommes se connaissent déjà puisqu’ils ont servi ensemble sur le même navire quelques années auparavant durant la guerre qui a opposé les États-Unis au Mexique.

Le Kearsarge et l’Alabama sont de force sensiblement égale : mieux armé, le Nordiste est cependant moins maniable que le Sudiste. SEMMES écrit : « la lutte sera […] acharnée et opiniâtre ». Les deux hommes s’engagent officiellement à se battre avec loyauté.

Le week-end des 18 et 19 juin 1864 coïncide avec l’arrivée du premier train des Plaisirs de l’année et l’inauguration du nouveau casino de Cherbourg.

Cela explique la présence de Parisiens venus goûter les joies des bains de mer, de personnalités françaises et anglaises invitées à cette occasion. Le dimanche 19 juin, au matin, ce sont donc des milliers de spectateurs qui se massent sur les hauteurs dominant la ville pour assister au combat entre les deux navires.

Le 19 juin, à 10h, l’Alabama sort du port de Cherbourg, escorté par la frégate cuirassée française La Couronne. Le mauvais temps des derniers jours a fait place à une douce brise. Un yacht à vapeur anglais, le Deerhound, avec à son bord une famille entière, suit à une distance respectueuse l’Alabama. Il va être le témoin le plus rapproché du combat.

Arrivé à la limite fixée par les lois de la neutralité, l’Alabama se sépare de son escorte. Le capitaine SEMMES harangue son équipage :

« On peut dire sans exagération que vous avez détruit, […] la moitié des bâtiments de commerce de l’ennemi […] Le nom de votre navire est devenu célèbre parmi tous les peuples civilisés. Ce nom sera-t-il terni par une défaite ? C’est impossible ! […] N’oubliez pas qu’en ce moment l’Europe entière vous contemple. Le drapeau qui flotte au-dessus de vos têtes est celui d’une jeune République. Il défie celui de son ennemi, en tous lieux, et toutes les fois qu’il le rencontre. Montrez au monde que vous savez le défendre. » – Extrait du journal de bord du commandant SEMMES

Une inégalité d’armement entre les deux navires semble jouer en la faveur du Kearsarge. De plus, l’Alabama n’a été que partiellement réparé durant les quelques jours passés à Cherbourg.

© NAVAL HISTORICAL CENTER
Le CSS Alabama © Naval Historical Center

Armement de l’Alabama

  • 1 canon à pivot Blakely de 7 pouces tirant des obus de 100 livres.
  • 6 canons classiques de 6 pouces tirant des boulets de 32 livres.
  • 1 canon à pivot de 8 pouces à âme lisse tirant des boulets de 68 livres. Coque en bois.
  • 120 hommes
Le Kearsarge © Université de l’ALABAMA (4)
Le Kearsarge © Université de l'Alabama

Armement du Kearsarge

  • 2 canons Dahlgren de 11 pouces (très puissants)
  • 4 canons de 6 pouces tirant des boulets de 32 livres.
  • 1 canon tirant des boulets de 30 livres.
  • Coque cuirassée
  • 162 hommes

Il faut 3/4 d’heure à l’Alabama pour se mettre à portée du Kearsarge. L’objectif du commandant SEMMES est de se rapprocher le plus possible du Kearsarge afin d’utiliser son canon Blakely. Mais le Kearsarge, plus rapide, choisit sa distance et s’y maintient. SEMMES souhaite tenter un abordage, si l’issue du combat lui semble mauvaise.

Au contraire, le commandant WINSLOW désire se battre à « la nouvelle mode » : tenir l’Alabama à distance et combattre avec son artillerie, de façon à éviter tout abordage.

L’Alabama ouvre le feu en premier mais manque sa cible. Le Kearsarge attend que la distance avec son adversaire décroisse, puis envoie sa première bordée. Le commandant SEMMES s’aperçoit rapidement que les projectiles rebondissent sur la coque cuirassée de l’ennemi.

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Le commandant du Kearsarge, John A. WINSLOW © Université de l'Alabama

Le commandant WINSLOW reconnaitra à l’issue du combat que son navire a été touché 28 fois, tant par des boulets que par des bombes. La coque simple, en bois, de l’Alabama est quant à elle rapidement percée. Son canon à pivot est également touché par une bombe, provoquant la mort de nombreux marins.

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L’équipage du Kearsarge et un des canons © Université de l'Alabama

Pendant plus d’une heure, les deux bateaux s’affrontent. Le combat tourne rapidement à l’avantage du Kearsarge. Bientôt, SEMMES est informé par le chef mécanicien que l’Alabama coule.

Le commandant SEMMES ordonne de baisser le pavillon. Il fait mettre un petit canot à la mer avec à son bord le premier maître de l’Alabama, M. FULLOM chargé de demander au Kearsarge d’envoyer du secours.

Le commandant SEMMES et quelques membres d’équipage s’installent dans une baleinière tandis que d’autres se dirigent à la nage vers la terre. Le propriétaire du Deerhound, M. LANCASTER recueille par la suite, sur son navire, les hommes de la baleinière ainsi que quelques hommes en mer épuisés.

« Heureusement le yacht à vapeur Deerhound, appartenant à un gentleman du Lancashire, M. John LANCASTER, qui était personnellement à bord, s’avança au milieu des hommes de mon équipage qui se noyaient, et recueillit à bord un grand nombre d’officiers et d’hommes ; je fus assez heureux moi-même pour me sauver à l’abri du pavillon neutre, ainsi que les quarante autres… » – Extrait du rapport officiel du capitaine SEMMES adressé à M. MASON, agent des États confédérés à Londres.

Après avoir embarqué une quarantaine d’hommes, le Deerhound fait immédiatement cap vers l’Angleterre.

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Naufrage du CSS Alabama (1864) © Université de l'Alabama
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Combat entre l’Alabama et le Kearsarge © Library of Congress
Le Deerhound © Université de l’ALABAMA (7)
Le Deerhound © Université de l'ALABAMA
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Plan de bataille de l’Alabama et du Kearsarge © Library of Congress

Deux bateaux pilotes français, le Deux sœurs commandé par Antoine MAUGER et le Lutin commandé par Constant GOSSELIN ainsi que le Kearsarge récupérèrent des survivants bien que l’on puisse lire dans le journal de bord de SEMMES que : « les marins qui furent hissés dans les canots (des nordistes)[…] lorsqu’ils reconnurent où ils étaient, sautèrent par-dessus bord ! »

Mme Octave FEUILLET, qui assistait en mer au combat, raconte, de manière très imagée, dans son livre intitulé « Quelques années de ma vie » :

« Nous aperçûmes une espèce de radeau surmonté d’une tête humaine. Il s’avançait vers nous au milieu des débris du navire que la mer charriait. Nous reconnûmes bientôt que ce radeau était une cage à poules sur laquelle un homme ou plutôt un morceau d’homme était attaché : les deux jambes manquaient à ce cadavre qui vivait encore. C’était horrible à voir. On s’empara du misérable et on l’étendit dans l’une des barques, mais il n’y fut pas plutôt descendu que, poussant un cri profond, il rendit l’âme. […] Une heure après, nous remontions les escaliers du quai avec le capitaine du Kearsarge qui entrait triomphalement dans la ville, les pistolets à la ceinture et le visage noirci de poudre. »

Selon le rapport officiel du commandant SEMMES rédigé le 21 juin 1864 et adressé à M. MASON, agent des états confédérés à Londres, l’Alabama comptait 5 tués et 21 blessés. Après enquête, il s’avéra que les pertes de l’Alabama s’élevaient à 19 noyés et 7 hommes tués au combat. Cependant des recherches contemporaines menées par les associations américaines et françaises CSS Alabama montrent que 29 hommes de l’Alabama sont morts au combat à Cherbourg.

Deux membres de l’équipage de l’Alabama sont enterrés au cimetière de Cherbourg. Un obélisque a été érigé par les officiers et l’équipage du Kearsarge à la mémoire de l’unique marin mort lors du combat.

L’Alabama a coulé très rapidement à environ 7 milles nautiques (13 km) de la côte française, hors des eaux territoriales, alors limitées à 3 milles (5,5 km), mais bien à l’intérieur des 12 milles (22 km) en vigueur aujourd’hui.

© Musée de Philadelphie_Manet_peinture
« Le Combat du Kearsarge et de l'Alabama » d’Édouard MANET © Musée de Philadelphie

Cette bataille fait la une des journaux anglais et français. Édouard MANET, dont on ne sait s’il a assisté au combat, a par ailleurs retranscrit l’évènement dans une de ses œuvres « Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama » qui fut présentée au Salon Officiel de peinture et de sculpture de 1872. Cette œuvre de MANET est la première, peinte d’après un évènement contemporain, où il fusionne le reportage et la peinture d’histoire.

La fin de la guerre de Sécession

La perte de l’Alabama est un coup dur pour les Sudistes. Supérieurs en nombre et soutenus par une industrie puissante, les Nordistes finissent par gagner la guerre en 1865.

La guerre de Sécession, dénommée « Civil War » par les Étatsuniens, a provoqué la mort de plus de 600 000 personnes.

Pour le gouvernement américain, cette guerre civile ne peut se clore qu’en réglant ses comptes avec ceux qui ont contribué à sa prolongation. Les croiseurs que le Sud s’était procuré en Angleterre avaient déstabilisé le commerce maritime nordiste et la flotte marchande britannique en avait largement tiré parti.

Les États-Unis accusèrent donc la Grande-Bretagne d’avoir violé les lois de la neutralité en autorisant la construction de navires tels que l’Alabama et demandèrent des dommages pour compenser les pertes subies par sa marine marchande.

En 1872, un tribunal international d’arbitrage composé de 5 juges : un Anglais, un Étatsunien, un Italien, un Brésilien et un Suisse, siégeant à Genève, condamna la Grande-Bretagne à payer une indemnité de 15 500 000 dollars-or aux États-Unis. Cette décision engendra un remodelage du paysage du droit maritime international : les nations neutres devaient désormais se montrer plus drastiques concernant le recrutement de leurs sujets par un belligérant. En outre, elles devaient interdire le départ de navires susceptibles de croiser contre ceux d’un autre belligérant.

La redécouverte du CSS Alabama

Pendant plus d’un siècle, personne ne songea à retrouver les coordonnées exactes de l’endroit où avait coulé l’Alabama tant il semblait inaccessible en raison de la versatilité de son environnement sous-marin.

La technologie avancée qui équipe actuellement les dragueurs de mines français basés à Cherbourg ouvrit de nouvelles possibilités. Saisissant l’opportunité que leur offraient de nombreuses heures d’entraînement, ces bâtiments entamèrent patiemment les recherches.

© Association CSS Alabama Challenge
Plongeur sur l’épave de l’Alabama © Association CSS Alabama Challenge

Le 30 octobre 1984, le capitaine de corvette Bruno DUCLOS, commandant du dragueur de mines Circé, repère, lors d’une investigation au sonar, une épave, à 7 milles nautiques (13 km) au large de Querqueville, à l’intérieur des 12 milles nautiques (22 km) qui marquent, actuellement, la limite des eaux territoriales françaises. Les caractéristiques de cette épave incitent DUCLOS à penser qu’il s’agit de l’Alabama.

Des plongeurs démineurs de la Marine Nationale française examinent l’épave et s’efforcent de la dessiner, de la photographier et de la mesurer. Ils prélèvent également des débris épars et légers comme des pièces de faïence aux fins de l’identification de l’épave.

Des investigations plus approfondies s’avèrent nécessaires pour confirmer l’identité de l’épave. Le 22 novembre 1984, la Marine nationale française désigne Max GUÉROUT, spécialiste de l’archéologie navale, pour effectuer une identification du site. Son rôle est de déterminer s’il y a lieu ou non de protéger le site récemment découvert. Dans un premier temps, Max GUÉROUT compare la faïence prélevée sur l’épave à celle que la Grande-Bretagne produisait au siècle dernier. Il obtient une copie des plans du navire sudiste et descend dans un deuxième temps sur l’épave à bord d’un petit sous-marin d’observation.

En septembre 1987, à Charleston, lors d’un symposium sur l’histoire de la Marine, Max GUÉROUT annonce lors de la séance présidée par Ulane BONNEL (Historienne navale, Membre de l’Académie de Marine et présidente de la branche française de l’Association CSS Alabama) la découverte des restes de l’Alabama. Un premier programme de plongées, le CSS Alabama Challenge, dirigé par l’Association CSS Alabama et Max GUÉROUT est mis en place de 1988 à 1995.

L’Alabama gît à 60 mètres de fond. L’épave est recouverte d’une épaisse couche de sédiment composée de sable et de débris de coquilles de moules qu’un courant de 7 nœuds déplace sur le site au gré de la marée. Cette masse abrasive a déjà rongé les deux extrémités du navire et rasé le pont supérieur. Le côté bâbord de l’épave est ensablé jusqu’au ras du pont encore en place, tandis que le flanc tribord est exposé à toute la violence du courant et les bordés ont été arasés au niveau des chaudières. La dégradation des structures du navire se poursuit inexorablement.

Toute intervention humaine sur le site est difficile : profondeur à la limite de la plongée à l’air, basse température des eaux, visibilité presque nulle, très fort courant limitant les interventions aux moments des marées qui se limitent à 80 minutes, en fonction du coefficient des marées.

Du 19 mai au 24 juin 1988, lors de la première campagne d’expertise menée sur le site de l’épave, les plongeurs (dont une grande majorité vient de l’ASAM, Association sportive de la Marine et du CNP, Cherbourg Natation Plongée) effectuent 162 plongées et remontent un fragment de la barre à roue sur laquelle figure en français la devise « Aide-toi et Dieu t’aidera ». Cet élément permet d’identifier avec certitude le navire.

Le sous-marin VAR SO 450 © Comex
Le sous-marin VAR SO 450 © Comex

Du 17 au 23 juin, le sous-marin d’observation VAR SO 450, fabriqué par Comex pour la société Intersub, coordonné par Paul-Henri NARGEOLET (chargé de la mise en œuvre des engins sous-marins d’Ifremer) effectue 9 plongées.

VAR SO 450 est équipé de :

  • 1 sonar panoramique ;
  • 1 système de vidéogrammétrie ;
  • 1 prise de vue photo ;
  • 1 échosondeur ;
  • 1 capteur de pression ;
  • 5 projecteurs commutables de 2 800 watt.

En 1989, une seconde campagne d’expertise en 2 phases est mise en place. La première phase se déroule le 30 mai puis le 7 décembre 1989 avec le soutien du bâtiment hydrographe La Pérouse du Service Hydrographique de la Marine (SHOM) qui effectue des relevés et des mesures.

Du 4 au 12 octobre 1989, a lieu la seconde phase. Trente plongées ont lieu depuis le navire ASAM III exécutées par 8 plongeurs appartenant à 3 clubs locaux : l’ASAM, le Club Cherbourg Natation Plongée (CNP) et le Club de plongée de la COGEMA. Quelques objets sont remontés.

En juin 1992, l’utilisation d’un robot télécommandé Lagune est mis à disposition par EDF (Électricité de France), le robot Lagune est capable de réaliser les tâches suivantes :

  • se déplacer sur le fond ;
  • naviguer et se positionner ;
  • explorer, observer et enregistrer des images vidéo (3 caméras vidéo) ; saisir des objets ;
  • mettre en œuvre une suceuse.

Les images recueillies permettent d’établir des priorités quant aux fouilles à effectuer.

Le 3 octobre 1989, après de longues négociations avec les États-Unis, un accord est conclu impliquant la reconnaissance de la propriété américaine de l’épave et de ses objets au profit du gouvernement fédéral en tant qu’État successeur de la Confédération. Il définit également les procédures d’intervention sur le site et de conservation des objets. Un comité scientifique paritaire franco-américain est, par ailleurs créé afin de contrôler le bon déroulement des recherches archéologiques.

Le CSS Alabama est le seul site d’archéologie sous-marine contrôlé par traités internationaux : une épave sudiste gisant à 60 mètres de fond dans les eaux territoriales françaises et restant la propriété des États-Unis.

relevage blakely + Michel Chapron © Joe Guesnon
Le plongeur Michel CHAPRON lors de la remontée du canon en 1994 © Joe GUESNON

En 1994, le canon Blakely de 3,5 tonnes et sa plateforme pivotante sont remontés par la gabarre Fidèle. Ils sont aujourd’hui exposés dans la Nef d’Accueil de La Cité de la Mer. Ces différentes campagnes archéologiques ont permis de remonter des objets divers tels que des balles de revolvers, des pièces de monnaie, des objets de couture ou de bricolage ainsi que le mobilier usuel des marins (vaisselle, lampes de coursive…) qui ont été envoyés au Naval Historical Center (Service Historique de la Marine des États-Unis) à Washington pour leur conservation finale, suite aux opérations de conservation préventive assurées par l’association française.

canon Alabama © Julie HENRY POUTREL, La Cité de la Mer (2)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © La Cité de la Mer, Julie HENRY POUTREL
canon Alabama © Julie HENRY POUTREL, La Cité de la Mer (1)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © La Cité de la Mer, Julie HENRY POUTREL

En 1995, l’US Navy, représentant les États-Unis, signe une convention avec l’association française CSS Alabama. Elle est, durant 5 ans, le seul opérateur autorisé à poursuivre des fouilles archéologiques sur le site (renouvelable tous les 5 ans). Max GUÉROUT quitte la direction des fouilles qui est confiée à l’américain Gordon WATTS qui dirige deux campagnes de fouilles en 2000 et 2001.

Plus de 1 650 plongées ont eu lieu sur le site. La dernière plongée sur l’Alabama est réalisée le 11 juillet 200510. Le CSS Alabama est ensuite placé sous la surveillance de la Marine Nationale. La zone de plongée reste interdite au public.

La conservation des objets découverts

Les objets restés dans l’eau salée subissent un traitement de conservation et de remise en état, plus ou moins long selon leur composition, avant d’être exposés à l’air libre. Ce traitement est très coûteux, et réclame un financement d’un niveau comparable à celui de l’exploration du site et de la mise au jour du mobilier.

Les techniques utilisées sont d’abord développées en France, notamment par EDF et par une entreprise basée à Grenoble (traitement du bois).

Une bonne partie des objets remontés entre 1991 et 1995 est traitée près de Cannes dans le laboratoire Archéolyse International – sur financement de la fondation EDF.

En 1993, le Naval Historical Center finance la conservation de certains objets de l’Alabama dans un laboratoire situé au U.S. Navy Yard à Washington (DC, District of Columbia).

Archéolyse International prend également en charge la conservation du canon Blakely et de son affût : les effets prolongés du sel nécessitaient un traitement par électrolyse pour éviter sa désagrégation. À partir du canon préservé, un moule est tiré et 3 répliques sont livrées. Ce travail est achevé en 1999.

canon Alabama © Norbert Girard (2)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © Norbert GIRARD
canon Alabama © Norbert Girard (3)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © Norbert GIRARD
canon Alabama © Norbert GIRARD
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © Norbert GIRARD
canon Alabama © Julie HENRY POUTREL, La Cité de la Mer (3)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © La Cité de la Mer, Julie HENRY POUTREL
canon Alabama © Julie HENRY POUTREL, La Cité de la Mer (5)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © La Cité de la Mer, Julie HENRY POUTREL
canon Alabama © Julie HENRY POUTREL, La Cité de la Mer (4)
Le canon Blakely exposé à La Cité de la Mer © La Cité de la Mer, Julie HENRY POUTREL

La Cité de la Mer, site officiel de la guerre de Sécession

Le 23 septembre 2004, Bernard CAUVIN, président de La Cité de la Mer inaugure une plaque commémorative située dans la Nef d’Accueil de La Cité de la Mer, près du canon Blakely.

Étaient présents : Ulane BONNEL, présidente de l’association CSS Alabama ; Lynda MILLER, présidente de l’association Civil War Preservation Trust et l’arrière-arrière-petit-fils du capitaine du CSS Alabama, Oliver SEMMES.

L’association américaine Civil War Preservation Trust, chargée par le gouvernement des États-Unis de la préservation des sites de la guerre de Sécession, a, en effet, décidé de faire de Cherbourg un lieu de mémoire.

La Communauté Urbaine de Cherbourg, la ville de Cherbourg-Octeville et son port sont donc officiellement reconnus site de la guerre de Sécession. Cherbourg-Octeville est l’unique lieu, hors des États-Unis, à se prévaloir de cette reconnaissance.

GLOSSAIRE

Âme rayée : Canon dont le tube a des rayures

Aurique : Voile de forme trapézoïdale

Belligérant : Se dit d’un État qui est en guerre

Remerciements

La Cité de la Mer remercie chaleureusement pour leur relecture attentive et leurs suggestions, M. Paul-Henri NARGEOLET ainsi que M. et Mme Pascale et Michel CHAPRON.