Bactéries des Abysses

III. c. 1. Le cas des enzymes*

Les microorganismes thermophiles proposent une multitude d’applications. Une diversité étroitement liée au fait que ces bactéries* sous-marines détiennent de nombreuses enzymes* attractives pour le milieu industriel. Les microorganismes sont donc utilisés soit dans leur intégrité, soit isolément en employant uniquement leurs enzymes* thermostables et d’autres composés cellulaires intéressants.

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Cette deuxième option est d’ailleurs la plus répandue. Il est vrai que si les microorganismes présentent un intérêt scientifique, les enzymes* proposent généralement des applications plus concrètes dans le secteur de la microbiologie.

Le succès commercial des enzymes* thermostables se confond d’ailleurs encore aujourd’hui avec l’avènement de la PCR (Polymerase chain reaction ou réaction en chaîne par polymérase), une technique d’amplification génique très puissante désormais courante en biologie moléculaire*.

Le principe consiste à prendre un fragment d’ADN* simple brin et à fabriquer son complémentaire à l’aide d’une ADN polymérase. Si l’on chauffe ensuite la double hélice obtenue, les 2 brins se séparent. Une fois les deux brins refroidis, l’opération est répétée une deuxième fois, puis une troisième, etc. Ce procédé est très intéressant puisqu’il permet d’obtenir rapidement 100 milliards de copies étant donné que chaque étape double le nombre de fragments.

Moins d’un an après les premières réactions, l’ADN* polymérase d’E. coli alors utilisée fut remplacée par Thermus aquaticus ou Taq polymérase (thermophile issue des sources chaudes du parc de Yellowstone), une enzyme* thermostable. Ce choix repose bien sûr, sur l’aptitude de cette nouvelle enzyme* à résister à la chaleur.

dt_bacter_0056À ce jour, la Taq polymérase « naturelle » extraite de Thermus aquaticus n’est plus la seule enzyme* utilisée dans les réactions de PCR. Certaines sociétés commercialisent aussi des Taq recombinantes ainsi que des polymérases issues d’autres microorganismes aux noms souvent évocateurs tels que, par exemple, Pyrococcus furiosus (Pfu polymérase), Thermococcus litoralis (Tli polymérase), Thermus thermophilus (Tth polymérase) etc. Les propriétés et les utilisations de ces différentes enzymes* ne sont pas identiques.

C’est une véritable innovation pour les nombreux domaines qui utilisent la PCR, que ce soit la recherche fondamentale, la médecine légale et clinique ou encore le monde des cosmétiques. La PCR est très pratiquée dans ce secteur ainsi que dans l’agroalimentaire pour vérifier l’absence d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

Plusieurs kits de diagnostic médical et microbiologique emploient également cette technique pour la détection de virus pathogènes. Roche a commercialisé par exemple en 1996 des kits de diagnostic du virus HIV ou VIH (Human Immunodefiency Virus ou Virus de l’Immuno-déficience Humaine – virus du SIDA) et, plus récemment, des kits de détection de la tuberculose.


En savoir + : La PCR (Polymerase chain reaction ou réaction de polymérisation en chaîne)

Inventée par Mullis et Faloona, la PCR a révolutionné la microbiologie. Cette technique faisait appel à l’ADN* polymérase d’Escherichia coli (E. coli). Mais cette enzyme* a rapidement dévoilé ses limites. Elle présentait en effet l’inconvénient majeur de ne pas supporter le chauffage à 95°C. Ce chauffage est pourtant nécessaire à la séparation des 2 brins d’ADN*. Chaque nouveau cycle réclamait donc l’ajout d’enzymes*.

En 1986, les biochimistes d’une petite entreprise californienne (ceux-là mêmes qui avaient inventé l’année précédente la technique de la PCR) s’intéressent à une bactérie thermophile, issue des sources chaudes du parc de Yellowstone aux Etats-Unis : Thermus aquaticus (Taq Polymérase). Cette dernière se développe parfaitement entre 50°C et 80°C et sa température optimale avoisine les 70°C. Plus important encore, elle se révèle stable à la température adéquate pour dénaturer la double hélice (94°C). Une caractéristique qui évite le refroidissement entre les différents cycles.

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La PCR gagne donc en simplicité et son automatisation accélère considérablement le procédé (3 à 4 heures seulement au lieu de plusieurs jours).

Cependant, la Taq Polymérase possède aussi un inconvénient majeur : elle amplifie l’ADN* avec une fidélité relativement faible. Le taux d’erreur moyen par substitution de base est de 2.10-5. Les mutations ainsi provoquées augmentent de façon arithmétique avec le nombre de cycles. Ce phénomène n’est pas forcément gênant, car les bases mal incorporées sont distribuées au hasard, tout au long de la molécule d’ADN*, ce qui correspond à un taux d’erreur très faible en un site donné par rapport au pourcentage d’erreur total.

Ainsi, la séquence que l’on voulait amplifier sélectivement est tout de même correcte dans la grande majorité des molécules obtenues. Cependant, certaines amplifications de la PCR ont besoin d’une fidélité bien plus grande de synthèse de l’ADN*, particulièrement lorsque l’on veut cloner directement les produits amplifiés ou que l’on veut détecter des mutations ponctuelles spécifiques dans certaines séquences.

On a donc cherché de nouvelles ADN* polymérases assurant une copie plus fidèle de l’ADN* que la Taq polymérase. C’est ainsi que l’on a isolé l’ADN* polymérase de l’archéobactérie hyperthermophile Pyrococcus furiosus, appelée Pfu polymérase. Cette enzyme* conserve plus de 95% de son activité après 1 h d’incubation à 95°C.

Sa température optimale d’activité est aussi de 75°C. Mais la grande différence repose sur un taux d’erreur moyen de seulement 1,6.10-6. Ainsi, si une séquence de 1000 paires de bases est amplifiée pendant 20 cycles avec la Pfu polymérase, seulement 3,2% des produits d’amplification contiendront des mutations, alors que la Taq polymérase dans les mêmes conditions réalise une amplification donnant près de 40% de produits mutants.

La Taq et la Pfu polymérase sont actuellement disponibles commercialement. Les gènes* de ces enzymes* ont été clonés dans E. coli pour en faciliter la production et la purification.

Plusieurs ADN* polymérases hyperthermostables et thermophiles venues des grands fonds cherchent à concurrencer la Taq et Pfu polymérase. En effet, la  collaboration entre Ifremer et la société de biotechnologies Q.biogene a permis le développement d’une nouvelle ADN* polymérase thermostable : Isis. Elle est issue de l’archéobactérie Pyrococcus abyssi et présente de nombreux avantages :

  • Elle peut subir de nombreux cycles de PCR sans perte d’activité
  • Elle est capable de copier un brin d’ADN* sans commettre d’erreur
  • Elle est susceptible d’amplifier de grands fragments d’ADN*.

Pour en savoir plus : http://www.ifremer.fr/com/communiques/09-04-02_isis.htm


D’autres techniques de biologie moléculaire* font bien évidemment appel aux enzymes* thermostables. La LCR (Ligase chain reaction) par exemple fonctionne avec la Tth ligase issue de Thermus thermophilus pour détecter les maladies génétiques.


En savoir + : La LCR (Ligase Chain Reaction ou réaction en chaîne par ligase)

dt_bacter_0060La LCR permet d’identifier les gènes* anormaux. C’est une technique d’amplification génique exponentielle, comme la PCR.

Cette technique consiste, tout d’abord, à dénaturer l’ADN* double brin en le chauffant à 95°C. L’ADN* monocaténaire ainsi formé est mis en contact avec des amorces oligonucléotidiques complémentaires et de l’ADN* ligase. Seuls les oligonucléotides adjacents et parfaitement complémentaires du brin d’ADN* modèle seront reliés. Par contre, une mutation, même minime, empêchera la formation du nouveau brin.

L’utilisation d’une ADN* ligase thermostable permet des cycles d’amplification répétés, sans avoir besoin de rajouter l’enzyme* à chaque nouveau cycle. Exactement comme pour la PCR. Actuellement on connaît 3 ADN* ligases thermostables, supportant des expositions répétées à 95°C (dont Tth ligase issue de Thermus thermophilus). Ils sont commercialisés sous forme d’enzymes* recombinantes en les exprimant dans E. coli.


dt_bacter_0062Les enzymes* découvertes dans les abysses hydrothermales assurent aussi la fabrication en grande quantité des dérivés de l’amidon. Dérivés qui interviennent aussi bien dans la fabrication de confiserie et de pâtisserie que dans les substrats* bon marché pour les fermentations industrielles.


En savoir + : Les dérivés de l’amidon

L’amidon est l’une des deux sources de carbone les plus largement répandues dans la nature avec la cellulose*. Il est produit par les plantes et se compose :

  • d’amylose*
  • d’amylopectine*

dt_bacter_0064Il est notamment utilisé dans l’industrie alimentaire (boissons, confiserie, boulangerie…)  ou dans des industries diverses : fermentations, traitement de surface, colles, chimie fine, pharmacie, cosmétologie, papeterie, matières plastiques biodégradables, etc.

Différentes enzymes* interviennent dans le processus de transformation de l’amidon en sirops de sucres :

  • α-amylase* (α = alpha)
  • β-amylase* (β = bêta)
  • pullulanase
  • α-glucosidase
  • glucose
  • isomérase.

Actuellement, la bioconversion de l’amidon se déroule en 3 étapes :

  • La liquéfaction : cette première étape consiste à transformer l’amidon en maltose et maltodextrines grâce à l’action d’une ?-amylase*. Actuellement, on utilise une ?-amylase* thermostable issue d’une bactérie mésophile. Bien que la température optimale de croissance de cet organisme ne soit que de 30°C, son ?-amylase*, qui possède une activité maximale à 100°C, fait partie, avec les enzymes* de quelques microorganismes hyperthermophiles, des ?-amylases* les plus thermostables connues. L’utilisation d’enzymes* issues de thermophiles n’apporterait aucune amélioration au procédé existant de liquéfaction de l’amidon.
  • La saccharification : elle permet d’obtenir des sirops de glucose à partir du maltose et des maltodextrines provenant de l’étape de liquéfaction. On fait agir sur le maltose et les maltodextrines un mélange d’?-glucosidase et de pullulanase. Les enzymes* actuellement utilisées sont les d’?-glucosidases des champignons mésophiles*. Ces enzymes* opèrent de façon optimale à 55°C et perdent rapidement leur activité à 60°C.
  • dt_bacter_0066L’isomérisation : les sirops de glucose obtenus après l’étape de saccharification peuvent être utilisés tels que ou être transformés en sirops riches en fructose grâce à l’action d’une glucose isomérase. Le fructose, isomère du glucose, est en effet très employé comme édulcorant car c’est le plus sucré de tous les sucres naturels.

Ce procédé présente des inconvénients :

  • des conditions différentes de température et de pH diffèrent selon chaque réaction et domaine de stabilité de l’enzyme* utilisée. Ainsi, la liquéfaction s’effectue à 98°C et à pH 6, il faut ensuite refroidir la solution à 60°C pour la saccharification (pH 4), puis la réchauffer jusqu’à 75°C pour l’isomérisation (pH 8).
  • l’ensemble de ces réactions produit de grandes quantités de sels, qu’il faut éliminer avec les échangeurs d’ions.

L’obtention d’enzymes* thermoactives et thermostables compatibles avec les conditions de liquéfaction et saccharification permettrait de réaliser en une seule étape la conversion de l’amidon en sirops de sucres et diminuerait le coût de production des sirops de glucose.

Ainsi, différentes amylases* sont étudiées pour remplacer celles utilisées actuellement. L’une d’elle est produite par Thermococcus profondus. Sa température optimale est de 80°C, son pH de 5,5-6 et sa thermostabilité* est accrue en présence de calcium et d’amidon.


dt_bacter_0068Les enzymes* issues des sources hydrothermales laissent aussi entrevoir des perspectives dans l’alimentation animale, dans l’industrie papetière ou encore en cosmétologie…


En savoir + : L’alimentation animale

dt_bacter_0070La préparation des « plaquettes » d’aliments composés pour les animaux, porcs ou volailles, réclame des activités enzymatiques qui répondent à des conditions de production spéciales (pH, température, stabilité à la pression ou présence de solvants). La fabrication de ces aliments passe par la dégradation de polymères tels que le xylane* et l’amidon. Elle s’effectue à haute température, entre 70 et 110°C. Or, les enzymes* issues de sources hydrothermales supportent parfaitement ces conditions dans leur milieu naturel.

Par ailleurs, l’utilisation de ces enzymes* permettrait de dégrader la paroi des végétaux (les céréales – avoine, blé – sont à la base de cette nourriture) qui n’est malheureusement pas assimilée directement par l’animal.

L’Ifremer tente d’apporter des réponses à ces industriels et a passé au crible sa collection de souches en étudiant, par voie biochimique, les activités demandées. Les résultats ont été positifs. La deuxième phase a alors consisté à identifier les gènes* codants pour les enzymes* recherchées. La bio-informatique permet donc de comparer les séquences disponibles de gènes* « codants » pour ces activités. La PCR permet ensuite aux scientifiques une amplification afin d’aboutir aux gènes* recherchés de façon précise.


En savoir + : L’industrie du papier

dt_bacter_0072Les industriels du papier utilisent des composés chlorés fortement polluants pour blanchir le papier. Les scientifiques se penchent donc sur la recherche de produits de substitution. Des enzymes* telles que les xylanases (issue de l’archéobactérie Pyrodictium abyssi) sont d’ailleurs de plus en plus utilisées pour le blanchiment du papier car elles sont capables de fonctionner dans des conditions de forte alcalinité et à une température de 70°C.


Faciles à produire et à purifier, résistantes aux conditions d’utilisation industrielle, les enzymes* thermophiles pourraient supplanter leurs homologues dits « classiques » dans plusieurs domaines d’application. Sans compter que les molécules hydrothermales cachent de nombreux autres trésors.