Jean JARRY

Une carrière sur l’Archimède

Licencié en sciences en 1958, Jean JARRY devient en 1960 ingénieur Supélec (École Supérieure d’Électricité qui forme des ingénieurs dans le domaine de l’énergie électrique et de l’électronique). Il effectue ensuite une année de spécialisation en physique nucléaire à l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires de Grenoble.

Le 1er juin 1963, le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) le recrute comme ingénieur électronicien chargé des équipements scientifiques du bathyscaphe Archimède. II intègre ainsi le Laboratoire du Bathyscaphe dirigé par Henri-Germain DELAUZE, sous l’autorité du professeur Jean-Marie PÉRES, président du Comité du Bathyscaphe.

Je venais de terminer mon service militaire et je cherchais un « job ». C’est un concours de circonstances qui a fait que trois facteurs se sont trouvés réunis. Premièrement, j’avais envie de voyager dans le vaste monde, de découvrir notre planète. Deuxièmement, j’avais des compétences comme ingénieur électronicien en instrumentation. Troisièmement, j’ai un ami qui m’a dit : « le CNRS à Toulon cherche quelqu’un pour être l’adjoint du responsable de l’instrumentation du bathyscaphe.

Géré conjointement par la Marine nationale et le CNRS en coopération avec la Direction des Constructions Navales (DCN), le bathyscaphe Archimède est basé à l’arsenal de Toulon où est implanté le Groupe des Bathyscaphes dirigé par le Commandant Georges HOUOT. Le Laboratoire du Bathyscaphe, qui dépend du CNRS, est quant à lui basé à Marseille.

Les premières plongées

L’année 1963 est consacrée à la remise en état du bathyscaphe qui a subi quelques dommages lors de ses plongées records dans la fosse des Kouriles au Japon (mai à octobre 1962) : pont roulant entièrement reconstruit en acier inoxydable ; simplification des commandes des bouteilles de prélèvement d’eau de mer ; mise en place d’un carottier rotatif à roches…

De mai à août 1964, Jean JARRY participe à la campagne franco-américaine DEEPSCAN dont l’objectif est d’étudier la fosse de Porto Rico (fosse située entre la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique).

À l’issue de cette campagne, Jean JARRY et ses collègues ne vont cesser de perfectionner l’Archimède, tant du point de vue de sa fiabilité que de ses équipements : meilleure maniabilité et robustesse du pont roulant ; amélioration de l’étanchéité des jonctions électriques ; rationalisation de l’aménagement intérieur de la sphère, mise au point d’un « aspirateur à benthos » (dispositif qui, actionné par une motopompe, aspire le sédiment et les animaux qui y vivent ; le sédiment traverse l’appareil tandis que la faune est retenue sur un tamis…).

Le 12 mai 1965, Jean JARRY réalise sa première plongée profonde au large de Toulon (mer Méditerranée), à 2 700 mètres de profondeur.

Au début, dans les premières plongées, quand on n’est pas habitué, on entend des bruits assez particuliers et qui font un peu peur. En fait, c’était les tôles qui se contractaient parce que la mer c’est froid – on plonge dans de l’eau à 15 – 16 degrés l’été puis on arrive au fond il y a 3 degrés – alors les tôles se déformaient et ça faisait « Paf ! Paf ! ».

Le 18 août 1965, il plonge à bord d’Archimède à 5 500 mètres de profondeur dans la fosse de Matapan (Grèce). Il est accompagné du géologue Claude PAREYN et du Commandant HOUOT.

Après la campagne de Grèce, Jean JARRY plonge en juin 1966 au large de Madère (Portugal). Lors d’une plongée à 4 600 mètres en compagnie du biologiste danois Torben WOLFF, ils observent deux poissons communs des abysses, Nematonorus armatus, de la famille des macrouridés. Les poissons sont remontés et offerts aux musées d’Histoire Naturelle de Copenhague (Danemark) et Funchal (Portugal).

De mai à juillet 1967, une nouvelle campagne scientifique est réalisée au Japon. Jean JARRY effectue sa plongée la plus profonde en descendant avec l’Archimède à 9 260 mètres.

Maintenant que nous sommes au fond, quel silence, quelle paix, quel confort pour observer ce monde extérieur, silencieux, froid, obscur et inconnu […]. À 9 000 mètres ce qui est formidable […] c’est de voir que la nature a donné libre cours à sa faculté de diversification.

Une campagne marquante : Açores 69

En 1968, Jean JARRY est transféré du CNRS, où il prend la tête de l’équipe civile du bathyscaphe suite au départ d’Henri-Germain DELAUZE, au Centre National pour l’Exploitation des Océans (CNEXO) qui vient d’être créé. Le Laboratoire du Bathyscaphe change de nom et devient « Section des engins ».

Le CNEXO lance en 1969 une campagne dans la région des Açores (Atlantique). Les objectifs sont d’observer, mesurer et prélever la faune et la flore sous-marine riche et dense vivant à proximité de cet archipel. Jean JARRY effectue plusieurs plongées profondes, allant de 400 à 3 410 mètres, en compagnie du Commandant Georges HOUOT, de l’officier en second Philippe DE GUILLEBON ou du biologiste Lucien LAUBIER.

La faune observée se révéla d’une diversité et d’une richesse inouïes, sans comparaison avec ce qui avait pu être observé à Madère […]. Le spectacle est merveilleux, car dans le faisceau des projecteurs, tous ces animaux révèlent des couleurs chatoyantes, couleurs d’autant plus vives qu’on peut davantage les approcher.

Selon Jean JARRY, la campagne Açores 69, avec ses 15 plongées, est la plus réussie de toutes les campagnes de l’Archimède, tant d’un point de vue technique (le bathyscaphe a parcouru plus de 8 000 km) que d’un point de vue biologique : jamais les biologistes n’ont identifié autant d’espèces différentes.

C’est la dernière fois qu’Archimède embarque des biologistes au fond des océans. La suite de sa carrière sera désormais entièrement consacrée à la géologie, à la géophysique ou à des missions opérationnelles, comme la recherche de l’épave du sous-marin français Minerve disparu corps et biens le 27 janvier 1968 en Méditerranée ou à l’inspection détaillée des débris du sous-marin, Eurydice, qui lui aussi a sombré à 1 000 mètres de profondeur au sud de la presqu’île de Saint-Tropez le 4 mars 1970.

Un nouveau challenge : la construction de Cyana

En 1970, Jean JARRY supervise l’achèvement d’un sous-marin scientifique d’observation et d’intervention conçu au Centre d’Études Marines Avancées du Commandant COUSTEAU, sous le matricule SP3000, qui sera baptisé Cyana.

Sur des terrains, je dirai, pas trop mouvementés où il y avait beaucoup d’échantillons de roches à prélever, l’Archimède était parfait. Par contre, dans des endroits beaucoup plus accidentés, avec des pentes fortes, des failles étroites, la mobilité et la manœuvrabilité d’un engin beaucoup plus léger étaient indispensables, d’où le rôle joué par Cyana sur ce genre de terrain.

Afin de vérifier que cette « soucoupe plongeante » peut descendre à 3 000 mètres de profondeur, des essais sans équipage sont réalisés en septembre 1971 dans la mer Tyrrhénienne (Méditerranée).

La première plongée d’essais à 3 200 mètres de profondeur vire à l’accident : une manille s’ouvre, libérant le câble auquel est suspendue Cyana. La soucoupe reste immobilisée à quelques mètres du fond. Le point de naufrage est immédiatement marqué par une balise ultrasonore qui peut émettre un bip-bip pendant un mois seulement. Quatorze jours après le naufrage, alors que la balise émet encore faiblement, Archimède est réarmé pour couper le câble qui retient Cyana prisonnière.

À la demande de Jean JARRY, Jean-Louis MICHEL, ingénieur, plonge avec Archimède, en compagnie du Commandant FROBERVILLE et de son second HARISMENDY, et prend les commandes du bras télémanipulateur qu’il maîtrise parfaitement. Opération réussie : Jean-Louis MICHEL coupe le câble permettant ainsi à Cyana de remonter à la surface. C’est alors le sauvetage le plus profond jamais réussi !

Une campagne majeure pour la découverte des grands fonds : l’expédition FAMOUS

En 1971, la « Section des engins » rallie l’aire toulonnaise. Jean JARRY collabore alors à un projet d’envergure : la campagne franco-américaine FAMOUS (French American Mid Undersea Survey).

La campagne la plus spectaculaire et même la plus efficace au point de vue scientifique, ça a été l’opération FAMOUS où on a exploré pour la première fois avec des sous-marins la chaîne de montagnes qui sépare l’Atlantique en deux du Nord au Sud et là nous avons observé des faciès géologiques tout à fait nouveaux mais qui ont apporté la confirmation de la théorie de l’expansion du fond des océans. On s’est rendu compte que le fond de la mer, là, était extrêmement vivant.

Carottier servant au prélèvement de roches

Lors de cette campagne, trois submersibles sont mis en œuvre. Deux français, le bathyscaphe Archimède et la « soucoupe » Cyana, et un américain, le sous-marin Alvin.

Deux campagnes d’exploration ont lieu : la première se déroule en août 1973 et la seconde de juillet à septembre 1974.

Lors de la première phase de la campagne, Archimède effectue 6 plongées établissant une topographie du rift sur une vingtaine de km², prenant 2 000 clichés et prélevant 90 kg de roches.

Lors de la 2e phase de la campagne, Jean JARRY est le chef de mission du groupe Noroît-Cyana. Le 30 juin 1974, Cyana est mise à l’eau mais cette première plongée est un échec : Cyana se décroche de son câble et s’écrase sur le pont du navire-support Le Noroît. Jean JARRY supervise ensuite les 15 plongées de Cyana et aucun autre incident ne viendra perturber la réussite incontestable de cette campagne.

FAMOUS a permis d’une part de révéler la complexité de la structure de la dorsale et d’en réaliser une cartographie très détaillée et d’autre part de permettre aux océanographes de diverses disciplines de travailler en complémentarité tout en développant une méthodologie d’exploration.

Les participants français de la 2e campagne FAMOUS. Jean JARRY, en combinaison rouge, est le 1er en partant de la droite au 2e rang.

Douze plongées pour l’Archimède, quinze pour Cyana et dix-sept pour l’Alvin, 91 km parcourus, la plus grande distance jamais franchie par autant de submersibles réunis, 167 prélèvements de roches totalisant une masse de deux tonnes, 23 000 photographies prises au cours de plus de 200 heures passées sur le fond, voici sommairement résumé le bilan de Famous.

Construire des engins de plus en plus performants

Entre 1975 et 1979, Jean JARRY est nommé chef du service Études et Développement au département Technologie et Développement Industriel du CNEXO de Brest. Il y est chargé de la réalisation d’engins profonds remorqués comme RAIE (Remorquage Abyssale d’Instruments pour l’Exploration).

En 1979, il est affecté à Washington (États-Unis) où il est nommé Attaché scientifique chargé des affaires océanologiques à la mission scientifique de l’Ambassade de France. De retour en France en 1982, il obtient le poste de responsable du service « Intervention sous-marine » au siège du CNEXO. Il y est notamment chargé des projets de construction de nouveaux engins :

le sous-marin habité Nautile capable de descendre à 6 000 mètres de profondeur (lancé en 1984)

C’est un merveilleux engin qui a bénéficié tant des progrès technologiques réalisés dans les années 80 que de l’expérience technique et opérationnelle des équipes de la Marine et du CNEXO, devenu Ifremer.

le Sous-marin d’Assistance à Grande Autonomie SAGA réalisé en collaboration avec la Comex (lancé en 1987, son développement et son exploitation ont cessé en octobre 1990) ;
le sonar latéral SAR (Système Acoustique Remorqué), un sonar à balayage latéral ultrasensible dernièrement utilisé en 2009 dans le cadre des opérations de recherche de l’airbus A330-203, vol AF 447 (Rio-Paris).

Jean JARRY crée et préside la Commission de sécurité des engins habités. Entre temps, en 1984, le CNEXO et l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes fusionnent et donnent naissance à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer).

La découverte de l’épave du Titanic

En 1985, Jean JARRY, en collaboration avec Jean-Louis MICHEL et Robert BALLARD organise la campagne franco-américaine d’essais des sonars SAR et ARGO, au cours de laquelle est découverte l’épave du Titanic.

Ma première réaction a été un peu dubitative parce qu’on se demande toujours si c’est vrai, si ce n’est pas un canular. Puis on voit les images, on voit que c’est vrai qu’il y a bien quelque chose et à ce moment-là pendant quelques instants on se demande si c’est bien le Titanic. Puis, on se rend à l’évidence. Et donc, on a un grand sentiment de plénitude, de joie et de bonheur d’avoir réussi là où d’autres ont échoué et ce pour quoi on a dépensé autant d’efforts.

Une partie de l’équipe franco-américaine qui a localisé l’épave du Titanic le 1er septembre 1985 : Jean JARRY (droite), Jean-Louis MICHEL (gauche) et Robert BALLARD (centre).

De 1985 à 1988, il est Président du Comité technique du projet international ODP (Ocean Drilling Program) de forages scientifiques profonds. En 1990, Jean JARRY devient Directeur du Centre Ifremer Méditerranée, poste qu’il conserve jusqu’à son départ en retraite en 1999.

La transmission du savoir

Le 21 juin 2001, Jean JARRY inaugure l’installation d’Archimède dans la future Cité de la Mer qui ouvre ses portes au public un an plus tard. Le 14 juin 2011, Jean JARRY fait son retour à La Cité de la Mer à l’occasion de la soirée grand public « L’aventure française » pour partager ses expériences à bord d’Archimède, Cyana et Nautile.

Jean JARRY © La Cité de la Mer — Jean JARRY à La Cité de la Mer, le 14 juin 2011 © La Cité de la Mer

Il participe également, avec la Direction des Constructions Navales (DCN), à la réhabilitation du bathyscaphe FNRS III, exposé à Toulon sur l’esplanade de la Tour Royale. Jean JARRY propose de nombreuses conférences sur l’histoire de la conquête des grands fonds marins et publie en 2003 « L’aventure des bathyscaphes : marins, ingénieurs et savants au plus profond des mers » aux éditions Gerfaut.