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Françoise Gaill © Baptiste Almodovar, La Cité de la Mer
© Baptiste ALMODOVAR, La Cité de la Mer

Françoise GAILL, spécialiste des écosystèmes profonds

Directrice de recherche émérite du CNRS, spécialiste des écosystèmes profonds océaniques ; Vice-présidente de la Plateforme internationale Océan & Climat.

Françoise GAILL est née le 11 janvier 1948 à Paris.

Elle débute sa carrière scientifique dans le laboratoire de biologie des invertébrés marins du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN). C’est là qu’elle prépare son doctorat de recherche sur la taxonomie et la biologie des tuniciers qu’elle obtient, avec brio, en 1975.

« Pour comprendre le monde, il faut avoir l’expérience charnelle de ce monde, le goût de l’eau salée sur la peau, le bruit des vagues ou même le sentiment du corps sur un bateau qui tangue. »

Elle intègre parallèlement, en 1973, le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), et devient Docteur d’État en 1981.

Elle travaille ensuite dans différents laboratoires, dont la station biologique de Roscoff (Finistère – Bretagne) de 1993 à 1998.

« La recherche scientifique s’adresse à l’inconnu qu’elle aime à décrypter. L’inconnu est son partenaire et le rapport de ces deux-là c’est un peu comme le désir. Le chercheur aime tester des hypothèses, faire des conjectures. Mais la découverte c’est autre chose, la découverte c’est rare ! Plonger sur les dorsales m’a révélé une passion : celle de l’exploration. Il faut aller voir sur place ! »

1977 : une découverte qui bouleverse ses certitudes de biologiste

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Carte des sources hydrothermales au niveau de la dorsale des Galápagos dans l’océan Pacifique

En 1977, la découverte des sources hydrothermales et des espèces associées, au niveau de la dorsale des Galápagos dans l’océan Pacifique, fait l’effet d’une bombe pour Françoise GAILL, comme pour tous les biologistes, bouleversant leurs certitudes.

Les scientifiques américains ont en effet découvert une oasis de vie, d’environ 20 mètres de diamètre, avec des crabes, des moules et des vers géants. Alors qu’à quelques mètres de là, c’est le désert abyssal ! La vie est donc possible à cette profondeur, sans la lumière du soleil, dans une eau très chaude et acide !

Grâce au sous-marin Alvin, les chercheurs recueillent beaucoup de spécimens et remontent plusieurs litres d’eau de mer prélevée autour des cheminées hydrothermales. Après analyses des échantillons d’eau, il s’avère qu’ils contiennent un taux incroyable d’hydrogène sulfuré, assez important pour empoisonner la plupart des créatures terrestres. Mais manifestement Clambake I (nom donné au site en hommage à l’expédition de 1976) regorge de vie !

« Quand on a vu ces Riftia rouges dans des tubes blancs, quand on a vu ces animaux hirsutes sortir de la paroi des fumeurs sous une pluie de sulfures métalliques […] on a compris qu’on n’avait jamais vu ça, que c’était nouveau, que c’était un monde peuplé de bêtes extravagantes ou gigantesques. Mais comment prospérer dans cette obscurité ? On a cherché et on a trouvé un processus alternatif à la photosynthèse : la chimiosynthèse. »

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Une faune exubérante est découverte autour des sources hydrothermales

Cette expédition constitue la première preuve d’hydrothermalisme océanique et pose à Françoise GAILL de nombreuses questions.

La première étant : comment la vie peut-elle se développer à des milliers de mètres sous la surface de l’eau, dans le noir le plus complet et à des pressions et des températures aussi extrêmes ?

La scientifique s’engouffre avec enthousiasme dans cette nouvelle voie de recherche…

« Je pense que c’est important de savoir comment le vivant a fait pour coloniser ces environnements. Quelles sont les solutions qu’il a trouvées pour pouvoir s’y adapter et comment nous, nous pouvons tirer des enseignements pour l’avenir de la planète. »

« La première fois que j’ai plongé sur les dorsales océaniques, c’était au Mexique, une campagne américaine avec 3 navires, un sous-marin, 2 hélicoptères. Tous les médias du monde venus voir ce que nous allions trouver sur le fond. […] On plonge sous les Tropiques mais on s’habille comme si on allait au pôle. […] On monte dans le sous-marin […] qui s’enfonce […]. À 2 600 mètres, on fait silence, les spots s’allument d’un coup et inondent de lumière le sol jonché de formes bizarres, inconnues. Expérience humaine intégrale. […] L’emphase est magique. »

Une spécialiste des milieux extrêmes

Françoise GAILL s’intéresse particulièrement à la faune de ces écosystèmes très singuliers qui supportent des conditions de température extrêmes et les plus fortes concentrations en sulfure et en métaux de notre planète.

Coupés de la lumière solaire, ces écosystèmes sont basés sur la chimiosynthèse : des bactéries utilisent l’énergie d’oxydation des minéraux dissous, émis par les fumeurs, pour fabriquer de la matière organique.

Elle étudie notamment le ver de Pompéi, Alvinella pompejana, découvert en 1979, sur la dorsale du Pacifique Est (site EPR 13°N).

Ce ver est considéré comme l’un des animaux qui supportent le mieux les variations de température de son habitat oscillant entre 20° et 80°C. Mesurant jusqu’à 15 cm, il construit son tube à même la paroi des cheminées hydrothermales, à proximité des fluides chauds et toxiques. Il en sort pour visiter des tubes voisins et s’y reproduire ou pour chasser un intrus.

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Carte de la dorsale du Pacifique Est (site EPR 13°N)
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Alvinella pompejana ou "ver de Pompéi"

« Ces conditions hydrothermales sont intéressantes lorsqu’on considère la question de l’adaptation au changement climatique. L’environnement du ver de Pompéi présente une température élevée, un pH acide, des conditions anoxiques – trois conditions identifiées comme critiques dans le cadre de l’évolution du milieu marin liée au changement climatique. »

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À 2 630 mètres de fond, des vers de Pompéi dans leurs tubes.

Le ver de Pompéi entretient sur son dos une communauté de bactéries qui participe à rendre son micro-environnement supportable.

« Le vivant a réponse à tout […] les bactéries (prennent) le soufre des sulfures émis par les fumeurs et les (mélangent) avec le gaz carbonique de l’eau de mer (pour) en faire des sucres, c’est-à-dire de la nourriture pour les autres (animaux). »

Françoise GAILL organise et participe à une trentaine de campagnes océanographiques françaises et internationales, plongeant dans tous les océans du monde, à bord de sous-marins d’exploration tels que Cyana, Alvin, Nautile… ou utilisant des robots comme Victor 6000.

Entre 1988 et 2008, elle prend la direction de l’AMEX (Adaptation aux Milieux Extrêmes) et met au point, avec son équipe, différents instruments restituant les conditions de température et de pression élevées qui règnent en profondeur.

Ces équipements permettent :

  • d’augmenter le taux de survie des espèces en leur évitant un traumatisme de décompression qui s’avère mortel dans la plupart des cas ;
  • de minimiser le stress de la récolte ;
  • de permettre aux biologistes d’étudier in vivo des organismes ne survivant pas habituellement à la remontée.

Les biologistes peuvent ainsi étudier les espèces dans leur état physiologique normal et comprendre la manière dont ils vivent dans des conditions hostiles (température extrême, fortes concentrations en sulfure et en métaux, pas de lumière), avec une perspective de découvertes utiles pour l’Homme (nouvelles molécules pharmacologiques par exemple).

Françoise GAILL, au sein de l’AMEX, met ainsi en œuvre des aquariums pressurisés comme Ipocamp (Incubateur Pressurisé pour l’Observation et la Culture d’Animaux Marins Profonds) qui recrée la pression qui règne à 3 000 mètres de profondeur et maintient en vie des espèces hydrothermales.

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Deux scientifiques utilisent l’aquarium pressurisé Ipocamp
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Crabes dans l’aquarium IPOCAMP avant la fermeture du couvercle.

Ipocamp est testé en 2002, lors de la campagne « PHARE » dont Françoise GAILL est chef de projet.

PHARE (Peuplements hydrothermaux, leurs associations et relations avec l’environnement) se déroule dans le Pacifique au large des côtes mexicaines à bord de l’Atalante, navire océanographique de l’Ifremer. Objectif pour les chercheurs : comprendre la distribution des organismes ainsi que les interactions faune-habitat dans un des endroits les plus chauds et les plus acides de notre planète.

« On a pu récolter au fond des animaux, les remonter à bord, les mettre en aquariums pressurisés et s’apercevoir que, non seulement, on pouvait les conserver en vie, mais qu’en plus on les voyait se déployer et vivre de la même façon qu’au fond. »

Françoise GAILL met notamment en évidence l’un des mécanismes moléculaires permettant aux organismes de s’adapter aux fluides hydrothermaux.

Une femme de réseau

Françoise GAILL est fortement impliquée dans la coordination de réseaux nationaux et internationaux spécialisés dans les grands fonds notamment :

InterRidge

Cette organisation internationale à but non lucratif, soutenue par une dizaine de nations principales ou régulières (France, Chine, Norvège, Canada, Allemagne, Inde, Japon, Corée, Royaume-Uni…), a pour objectifs :

  • de promouvoir des études interdisciplinaires et internationales sur les fonds marins afin de mutualiser les moyens techniques, humains et financiers ;
  • de coordonner les échanges scientifiques (information, technologie, installations) entre les groupes de recherche nationaux ;
  • d’encourager la protection et la gestion des environnements liés aux dorsales océaniques au travers d’une communication et d’une sensibilisation unifiée des chercheurs vers l’opinion public et les décideurs.

Census of Marine Life (CoML)

Ce programme sans précédent de Recensement mondial de la vie sous-marine, mené entre 2000 et 2010, a permis de documenter un Océan en évolution avec une diversité plus riche et subissant plus fortement les impacts occasionnés par l’Homme qu’on ne le pensait.

Fouillant dans les archives, se lançant dans plus de 540 expéditions dans tous les océans, les 2 700 scientifiques originaires de plus de 80 pays qui ont participé au recensement, ont assemblé, élargi et organisé les connaissances révélant la diversité, la répartition et l’abondance des espèces.

Plus de 6 000 espèces potentiellement nouvelles ont été découvertes, parmi lesquelles 1 200 ont été décrites. Un volet « Exploration et découverte de la vie sur les marges continentales, dans les abysses et les écosystèmes chimiosynthétiques » était déployé permettant la découverte de nouvelles espèces comme la galathée Yéti (Kiwa Hirsuta)…

Françoise GAILL fait ainsi partie du comité de pilotage du programme Chess visant à déterminer la répartition des écosystèmes chimiosynthétiques profonds à une échelle globale et de comprendre les processus de fonctionnement de ces écosystèmes.

Le galathée yéti © Alexis Fifis, Ifremer
La galathée Yéti (Kiwa Hirsuta)

De l’océan profond au climat

De l’Océan profond vers le climat, il n’y a qu’un pas… Et ce n’est pas un hasard si Françoise GAILL s’engage dans cette voie.

Après avoir rejoint le département environnement et développement durable du CNRS en tant que Directrice-adjointe puis Directrice, Françoise GAILL est chargée de mettre en place l’Institut Écologie et Environnement (INEE). Elle en est la Directrice de 2009 à 2013, puis conseillère scientifique depuis 2015.

L’INEE développe le concept d’écologie globale, avec pour objectif de comprendre et de relier entre eux les processus écologiques aux multiples impacts du changement global, qu’ils soient liés au changement climatique ou aux activités humaines.

Impliquée dans de nombreux comités dédiés à la biodiversité ou à la recherche océanique (Fondation Tara…), elle milite pour que l’Océan soit inclus dans les sommets internationaux majeurs dans le domaine de la protection de l’environnement et du climat.

« C’est à peine croyable, et pourtant… l’Océan, qui couvre 70 % de la surface du globe, qui absorbe 25 % du dioxyde de carbone émis chaque année par l’Homme dans l’atmosphère, et 90 % du surplus de chaleur dû à l’effet de serre, n’est même pas au programme des discussions de la […] COP 21 qui débutera à Paris, le 30 novembre 2015. »

Elle est ainsi membre fondatrice de la Plateforme internationale Océan et Climat dont le lancement est annoncé par l’UNESCO, le 8 juin 2014, à l’occasion de la Journée Mondiale de l’Océan. Cette plateforme réunit les acteurs de la société civile et de la recherche avec un objectif : placer l’Océan au cœur des discussions internationales relatives au climat.

« Voilà pourquoi, la Plateforme Océan et Climat, associée à de nombreux acteurs nationaux et internationaux, tirera la sonnette d’alarme le 8 juin (2014), à l’occasion de la Journée des océans à l’Unesco. […] Les décideurs doivent ouvrir enfin les yeux sur le rôle primordial des eaux océaniques dans la régulation climatique et sur l’impact du réchauffement de l’atmosphère. L’occasion de dire haut et fort ce que l’on sait déjà avec certitude, mais également de pointer ce que l’on ignore encore, et ce qui reste à faire. Car l’Océan aussi est en train de changer. »

Enfin, le 25 septembre 2019, à Monaco, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie un Rapport Spécial sur l’Océan et la Cryosphère dans le contexte du changement climatique. L’Océan est enfin identifié comme un enjeu majeur du changement climatique : une grande victoire pour la Plateforme Océan et Climat !

« Parler de changement climatique sans l’Océan, c’est oublier le cœur-même de la machine climatique. »

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« Un Océan en bonne santé, c’est un climat préservé… car, oui, l’Océan fait partie des solutions que nous proposons pour dessiner nos lendemains climatiques. Oui, le climat dépend aussi de l’Océan. […] Embarquons donc les politiques en mer […] pour les convaincre que l’Océan est notre avenir et que la vie est bleue ! »

Selon le rapport du GIEC, le réchauffement et l’acidification de l’Océan perturbent déjà les espèces à tous les niveaux du réseau alimentaire océanique : du phytoplancton aux mammifères marins.

La diminution de l’oxygène et les variations de l’approvisionnement en nutriments ont déjà des répercussions sur la répartition et l’abondance de la faune et de la flore marines dans les zones côtières, en haute mer et dans les profondeurs océaniques.

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La santé nutritionnelle et la sécurité alimentaire des communautés qui dépendent fortement des produits de la mer peuvent s’en trouver menacées.

Selon le rapport, alors que le niveau de la mer a augmenté d’environ 15 cm à l’échelle mondiale au cours du 20e siècle, cette hausse est actuellement plus de 2 fois plus rapide – 3,6 mm par an – et continue de s’accélérer.

Le niveau de la mer continuera d’augmenter pendant des siècles. Cette hausse pourrait atteindre 30 à 60 cm environ d’ici 2100 et ce, même si les émissions de gaz à effet de serre sont fortement réduites et si le réchauffement planétaire est limité à une valeur bien en dessous de 2 °C, mais environ 60 à 110 cm si ces émissions continuent d’augmenter fortement.

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Graphique de la montée du niveau de l'Océan

Des événements extrêmes (cyclones,…) qui se produisaient précédemment une fois par siècle se produiront chaque année d’ici 2050 dans de nombreuses régions, augmentant les risques auxquels sont confrontées de nombreuses villes côtières et petites îles de faible élévation.

Selon le rapport du GIEC, il serait possible de préserver l’Océan et la cryosphère :

  • en réduisant fortement les émissions de gaz à effet de serre,
  • en protégeant les écosystèmes et en les remettant en état,
  • en gérant soigneusement l’utilisation des ressources naturelles marines.

« Tous les jours, on entend que le changement climatique va altérer le fonctionnement de l’Océan et mettre en danger les espèces marines. C’est vrai et d’ailleurs les animaux des sources hydrothermales vivent dans des conditions extrêmes, chaudes, pleines de gaz carbonique et de sulfures toxiques.

Ces conditions sont justement celles vers lesquelles nous tendons aujourd’hui : hausse de température, gaz carbonique de l’atmosphère, acidité et perte d’oxygène des Océans. […]

Mais ces animaux nous indiquent aussi autre chose : la capacité fantastique du vivant à coloniser des lieux inhospitaliers et infernaux. »

De son côté, Françoise GAILL reste mobilisée au sein de la Plateforme Océan et Climat qui présentera au Chili lors de la COP25 (du 2 au 13 décembre 2019) son plaidoyer intitulé « Un Océan en bonne santé, un climat protégé » dans lequel elle formule 18 recommandations politiques relatives à l’Océan et au climat dans les domaines de l’atténuation, de l’adaptation, de la recherche et du financement.

Parallèlement, Françoise GAILL n’hésite pas à aller à la rencontre des jeunes générations, et plus spécifiquement des jeunes filles, pour les encourager à s’engager dans les filières liées aux sciences océaniques.

« Comprendre c’est aussi pour agir, agissons pour l’Océan, nous toutes et les générations futures. »

Crédits photos

© C.FRESILLON, CNRS PHOTOTHEQUE, Woods Hole Oceanographic Institution │ Ifremer-Campagne Phare 2002 │ Ifremer – Olivier Dugornay │ Ifremer – Sylvain Vandoolaeghe. │ J Lloa de Pixabay

© Schéma de la circulation des fluides au sein d’une source hydrothermale Source «Les sources abyssales, berceau de la vie ?» La Recherche n°355, juillet-août 2002, p.2.