Pêches profondes dans les eaux européennes : expertise et travaux menés par l’Ifremer

03/07/2013

La pêche dite profonde est souvent présentée comme une aberration écologique compte tenu des dommages causés par les engins de pêche aux fonds marins et aux populations exploitées, et comme une activité non contrôlée et mal connue scientifiquement.

Outre le fait qu’il est nécessaire d’éviter toute généralisation (les situations pouvant être très diverses selon les régions du monde et les types/modalités d’exploitation), et qu’il faut considérer la pêche comme une activité de cueillette qui n’est donc pas exempte de tout impact sur l’environnement (aucune activité humaine ne pouvant être considérée comme totalement dénuée d’impact), l’Ifremer fait ici le point sur son expertise et les travaux de recherche que mènent ses équipes sur la définition des pêches profondes, sur la situation des ressources exploitées, sur les impacts sur l’environnement et sur les modalités de gestion.

Définition des pêches profondes :

La définition de la pêche profonde fait encore débat. Faut-il considérer la pêche profonde comme l’activité de pêche au-delà d’une certaine profondeur ou comme l’activité qui cible des espèces dites profondes ? L’organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) définit comme profondes les eaux dont les profondeurs sont supérieures à 200 mètres tandis que le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM) utilise une limite à 400 mètres. Une définition qui repose sur un critère strictement bathymétrique engloberait des activités très différentes : en effet, en plus de la pêche des espèces profondes, il existe des pêcheries d’espèces du plateau continental (baudroies, merlus, sardines) jusqu’à 600 voire 1 000 mètres.

À l’inverse, dans les eaux européennes, les pêches profondes sont légalement définies par une liste d’espèces capturées qui comprend la lingue bleue, pêchée de 400 à 1 300 mètres ainsi que le phycis de fond, le grenadier de roche et le sabre noir, pêchés par 750 à 1 500 mètres. À ces profondeurs, on trouve aussi l’empereur et des petits squales, qui étaient commercialisés avant leur interdiction sous l’appellation « siki ».

Au-delà de 1 500 mètres l’activité de pêche est aujourd’hui quasi-inexistante en Europe parce que l’abondance des ressources y est plus faible.

Dans le cadre du projet européen DEEPFISHMAN, l’Ifremer a développé une approche originale pour définir les pêches profondes en combinant le critère profondeur et la proportion de biomasse des populations de poissons de part et d’autre de cette profondeur ; sont ainsi considérées comme espèces profondes les espèces pour lesquelles plus de 50% de la biomasse se situe au-delà de 200 m.

Les espèces actuellement listées dans les annexes I et II du règlement européen encadrant les pêches profondes (CE 2347/2002) sont globalement en phase avec cette définition, à l’exception notable du congre et le petit sébaste qui ne satisfont pas ce critère ; l’application de ce critère conduirait à inclure le flétan noir, le brosme et le sébaste du nord dans les espèces profondes.

Des espèces avec des biologies très différentes :

Quelques espèces profondes atteignent des âges très élevés (l’empereur peut vivre 120 ans, le grenadier 70 ans). Leur croissance lente et leur reproduction tardive ne leur permet de supporter qu’un taux d’exploitation très modéré. D’autres espèces également appelées espèces profondes ont des biologies très différentes, avec des longévités plus faibles, 25 ans pour la lingue bleue ce qui la rend comparable à la morue, 15 ans pour le sabre noir.

Les pêches en eaux profondes et la réglementation :

En France, les espèces profondes sont ciblées par des chalutiers basés dans les ports de Boulogne-sur-Mer, Concarneau, Le Guilvinec et Lorient. Certains de ces navires peuvent consacrer l’essentiel de leur activité à ces espèces, d’autres les ciblent en alternance avec des espèces démersales comme le merlu, le lieu noir et les lottes et cardines. Leurs zones principales de pêche sont à l’ouest de l’Ecosse et autour des îles Féroé.

Néanmoins, il n’est plus accordé de quotas aux navires de l’Union européenne dans ce dernier secteur depuis 2011, suite à l’absence d’accord sur la répartition du TAC de maquereau entre les États côtiers concernés.

Le développement rapide et non limité, au début des années 1990, de l’activité de pêche sur les espèces profondes, a conduit à un déclin rapide et important de ces ressources. À  partir de 2003, des mesures de gestion ont été décidées : quotas (voire même interdiction de pêcher des espèces comme l’empereur et tous les requins profonds à partir de 2010), protection des aires de concentration de la lingue bleue, zones où la pêche profonde est interdite afin de protéger les coraux profonds, les grandes éponges et d’autres organismes benthiques. La réglementation comprend aussi des mesures pour faciliter le contrôle (par exemple les pêches profondes ne peuvent être débarquées que dans quelques ports), fournir des informations sur les ressources et écosystèmes (les navires de pêche profonde doivent embarquer des observateurs), limiter la puissance de la flottille des états pêcheurs par un système de licences.

Le diagnostic sur l’état des ressources profondes :

L’Ifremer, au sein du CIEM, participe à l’élaboration des diagnostics sur les principales ressources exploitées dans l’Atlantique nord est, y compris ceux sur les espèces profondes. Pour ces espèces en particulier, un gros travail de collecte de données a été réalisé ces dernières années grâce à la présence d’observateurs à bord des navires concernés, mais également grâce à l’accès à des données très détaillées de nombreux patrons de pêche. L’analyse de ces informations a nécessité le développement de modèles spécifiques, ce qui permet aujourd’hui d’établir pour les principaux stocks exploités des diagnostics relativement robustes.

Les diagnostics et avis émis en 2012 par la communauté scientifique internationale (CIEM) reconnaissent que l’exploitation des stocks de poissons profonds a été amenée à un niveau soutenable (après la surexploitation du début des années 2000). Cette amélioration montre que les effets positifs d’une gestion appropriée peuvent se faire sentir assez vite même pour des poissons profonds. En effet l’amélioration de l’état des stocks de poissons profonds résulte de la réduction par un facteur 4 de l’effort de pêche international (données CSTEP) sur ces espèces depuis 2003.

La durabilité de l’exploitation de ces stocks (grenadier, sabre et lingue bleue) est aujourd’hui établie. Ces 3 espèces représentent près des trois quarts (73% en 2011) des captures réalisées par les chalutiers dits de grands fonds. Si le nombre des autres espèces capturées de manière accessoire à l’échelle de la pêcherie peut être important (une centaine), la plupart le sont occasionnellement et en très petites quantités, ainsi les captures cumulées de plus de 70 espèces ne dépassent pas 1% du poids total des captures annuelles et le nombre d’espèces capturées par trait de chalut est beaucoup plus faible, 15 en moyenne. Les captures rejetées ont été estimées par des observateurs embarqués (programme Obsmer) à 20% des captures totales en 2011.

Les observations ont montré que les rejets sont largement dominés par deux espèces : le mulet noir et la grande argentine, auxquelles il faut parfois ajouter la chimère, pour lesquelles les scientifiques n’expriment pas de préoccupations. Impact de l’activité de pêche sur les écosystèmes

L’impact de l’activité de pêche (et pas seulement celle de la pêche dite profonde) sur les écosystèmes marins vulnérables (coraux d’eau froide, éponges…) est bien documenté.

Ainsi, au cours de la campagne BobGeo (2009) menée par l’Ifremer dans le golfe de Gascogne dans le cadre du projet européen CORALFISH, il a été montré clairement des traces de chalutage dans des champs de coraux, le golfe de Gascogne étant pourtant une zone où la pêche dite profonde est absente aujourd’hui. Des travaux précédents (par exemple la campagne Ifremer CARACOLE en 2004) ont montré que d’autres engins (filets, palangres) peuvent également causer des dommages aux écosystèmes vulnérables. Cependant, les destructions observées dans le passé, et notamment au début de la pêcherie profonde, sont aujourd’hui réduites par la mise en place de zones fermées et la très forte réduction de l’effort international qui entraînent de fait un gel de l’empreinte spatiale, c’est-à-dire la surface affectée par la pêche, d’autant plus que les quotas alloués sont facilement capturés sur les lieux de pêche régulièrement fréquentés.

Cette situation limite les activités de pêche au chalut aux seules zones sédimentaires moins sensibles aux impacts.

Outre ces travaux de recensement des écosystèmes marins vulnérables, l’Ifremer travaille à l’amélioration des engins de pêche pour limiter leur impact (bourrelet allégé ou décollé, panneaux effleurant le fond). Ainsi l’Ifremer est partenaire d’un projet de recherche (« Reduction of gear impact and discards in deep sea fisheries ») soutenu par la Direction générale des affaires maritimes et de la pêche de la Commission européenne, qui vise à réduire les interactions entre le chalut et le fond.

Améliorer les connaissances et la gestion :

Les connaissances des poissons et écosystèmes profonds augmentent rapidement. L’aire de répartition, la longévité et la croissance des poissons profonds exploités sont aujourd’hui bien connues. Les modèles utilisés pour établir des diagnostics s’améliorent et permettent aujourd’hui d’avoir une vision plus précise de l’état des ressources. Les écosystèmes profonds ont été étudiés et cartographiés, ce qui permet d’identifier les zones les plus vulnérables et de les protéger. Le projet européen DEEPFISHMAN a conduit à l’amélioration des diagnostics sur les stocks et pêcheries profonds et à des propositions en matière de modalités de gestion. Ainsi, le gel de l’empreinte écologique, mis en avant par ce projet, doit permettre d’exploiter pleinement les stocks ciblés tout en restreignant les zones fréquentées à celles actuellement exploitées.

Si la gestion des pêches actuelle a déjà mis fin à l’essentiel de la surexploitation des poissons profonds, la poursuite des recherches sur ces populations et ces écosystèmes profonds devrait encore améliorer la gestion et assurer le renouvellement durable de ces stocks et le maintien d’une activité de pêche. Dès lors une interdiction pure et simple des pêches profondes, dont la durabilité est au moins en partie atteinte, n’apparaît pas nécessaire. Cependant, comme toute décision de gestion, celles concernant les pêches profondes relèvent du politique.

Source : Dossier d’actualité de l’Ifremer, actualisé le 19 juin 2013